180 rue Des Espoirs


Devant moi, la maison rouge et blanche qui m’a vu grandir. C’est mon ancre au port de mes rêves, c’est une marée d’aspirations souvent comblées et parfois déçues, c’est une vue sur ma joie de vivre précoce et mon innocence qui ne s’envolera jamais.

En face de la maison, une pancarte un peu trop grande trône sur laquelle il est écrit « À vendre ». Je ne peux pas croire que c’est fini, que je vais perdre ce lieu, celui où je me sens le mieux au monde. Tant de choses ont débuté ici et se sont terminées à la cime de ce toit…

Je suis là en cette fin de journée pour admirer une dernière fois cette maison tant chérie. Machinalement, je débute un tour de ces lieux enfouis de souvenirs qui subliment ma mémoire. Ces murs renferment une histoire chuchotée par leurs bouches d’autrefois et je suis là pour l’entendre. Les fenêtres me reflètent une jeunesse révolue où les moments imparfaits et les rires magnifiés conduisent mon pas. 

La cuisine. Je retombe en enfance. J’ai 5 ans. Ma mère fait des tartes au sucre. La télé joue. Du haut de mes 3 pommes, je suis juchée de l’autre côté du comptoir, sur le bout de mes pieds. J’ai des nattes dorées entrelacées de rubans mauves. Je suis telle un chien qui attend la bévue de son maître pour saisir la moindre particule de pâte à tartes. Je m’en régale. Si seulement le comptoir était moins haut, je pourrais mieux voir les retailles qui tombent telle de la dentelle ciselée par ma mère. La porte patio s’ouvre derrière nous. Mon frère apparaît, gant de baseball au poing et casquette sur sa rouquine chevelure. Il fait mine de me lancer la balle en plein visage, ce qui a pour effet de me fâcher. Je suis susceptible, je l’ai toujours été et ce n’est pas la vente de cette maison qui y changera quelque chose. Le passé est si près du présent qu’il mange dans sa main. Mon frère, enfant espiègle du haut de ces 8 ans, me tirent les tresses. Ma mère s’insurge, je me sauve en courant. Et nous enchaînons cette valse de cris, de haine et d’amour autour de l’armoire centrale qui sépare le salon de la cuisine. Je cours aussi vite que je peux. Il finit par me saisir le chandail pour me tirer les cheveux de plus belle. Je le déteste mais au fond, je ne peux m’en passer.

Ma mère, pour faire diversion, me demande de cueillir plus de farine dans l’armoire de son arrière-grand-père, celle-là même qu’il a bâti. En ouvrant la porte, toujours cette odeur que j’aime. Un doux mélange de vieux, d’humidité et de bois transi par les années. Je pose de peine et de misère les yeux sur la mince tablette pour dénicher cette farine qui me permettra d’engloutir mon bonheur. En reposant les talons par terre, je remarque les inscriptions à même le bas de la porte par tous les grands oncles et grandes tantes de ma mère aujourd’hui décédés. Jadis, ils étaient jeunes. Jadis, ils ont écrit leurs noms d’une plume hésitante, en lettres attachées. Joséphine, Armand, Hortense, Arthur, le temps passe et chaque année parvient un peu plus à effacer leurs prénoms.  

Je fais quelques pas en direction de ma chambre. MA chambre. Je la voyais tellement grande quand j’étais petite! C’est une aberration, elle est minuscule! De blanche et orangée, à rose en passant par noir et blanc, elle en a vu de toutes les couleurs!

J’ai 6 ans et je parle à mes poupées bien alignées sur mon lit. J’en ai 19. Je sais compter. J’ai beaucoup de poupées, je sais, j’en ai plus que mes amies. Je parle à mes poupées dans un langage inventé. Un langage qu’elles seules peuvent comprendre. Parce qu’elles me comprennent, elles, de me sentir triste. De chercher la chaleur quand tout ce qui se dégage de cette maison est froid, d’une absurde tristesse, d’un silence lourd. Parfois, ça crie. Alors je m’enferme de plus belle. Je sais ma mère malheureuse. Si c’est ça la vie, des cris, vaut mieux ne pas parler. Je ne parle presque jamais en dehors de cette chambre, c’est sacrilège de le faire. Mes poupées ne parlent pas, elles m’écoutent. Ça me fait du bien. Je suis dans mon havre, protégée de tout. Cette chambre est plus grande que nature, c’est mon bouclier contre les coups des humains envers d’autres… 

Soudainement, le décor se métamorphose. Affiche immense de Depeche Mode, cheveux oranges en pagaille et pantalons blancs à pattes d’éléphants, j’ai 16 ans. Je suis née un 16 mars et j’ai 16 ans. Vous devinez? C’est mon année chanceuse!!! Peut-être que Martin Lambert va finalement m’avouer son amour? Je regarde par la fenêtre, je vois sa chambre de la mienne. Est-ce que ça lui arrive, lui, de reluquer vers ma chambre à travers les rideaux? Si jamais il me voyait, j’en mourrais de honte! Je monte le volume de la radio, c’est Madonna qui joue.

Life is a mytery

Everyone must stand alone

I here you call my name

And it feels like home.

Je saisis mes lunettes fumées, je jette un coup d’œil à mon look dans la glace… toujours avoir l’air cool mais au fond ne pas l’être, comme de la poudre aux yeux que je vous lance. Les apparences sont trompeuses et j’aime bien tromper le regard des autres. Je veux conserver cette aura qui m’entoure, ça me protège de vous tous, adolescents aux idéaux mal famés. Je cherche un crayon, j’ouvre mon journal intime. C’est là que je vis le mieux ma vie, en attendant qu’elle s’emballe au son d’un coup de fil de ma best.  

Je repasse par la cuisine pour me diriger vers la chambre de ma mère. Je contourne la table, vestige de l’enfance de ma mère. J’ai 12 ans, la télé est toujours allumée. La seule chose qui a changée, c’est que mon père n’y est plus. Mais y a-t-il seulement déjà vécu? Même les murs ne s’en rappellent plus. On mange le poulet barbecue de ma mère, ses frites maison et sa sauce qui l’est tout autant. Avec ma mère, il ne peut en être autrement. C’est dimanche soir. On se pourlèche les doigts. La vie est belle. Si seulement je pouvais arrêter le temps. Ma mère nous raconte des anecdotes de sa vie en politique. Un tel a dit si, un tel a fait ça. On rigole des bévues de tout un chacun et des gaffes de ma mère! On est soudés. Il n’y a que la table qui ne l’est pas. Si seulement mon frère pouvait arrêter de faire valser la table sur ses roulettes. « Je te jure, je n’y touche pas! », argumente-t-il en levant ses mains bien hautes à l’appui. « C’est un tremblement de terre! », s’exclame ma mère en entendant les verres vibrer dans l’armoire. Elle ferme la télé et allume la radio. 3,5 sur l’échelle de Richter. Notre poulet est froid, on a pas de papa mais qu’à cela ne tienne, l’humour de ma mère nous tient au chaud, le sens de la répartie de mon frère saupoudre nos soirées où nos fous rires peuvent nous absenter de table momentanément et mon père a beau être le seul papa du quartier qui manque à l’appel, il ne nous manque pas.


La chambre de ma mère… Je l’ai vécue en deux temps. Elle me rassurait, me recueillait lorsque je faisais de l’insomnie par mes années d’adolescence tourmentées. Le ronflement de ma mère, si distinct et peu nuisible à mes oreilles, je l’entends encore. L’aube qui se lève, le chant des corneilles qui débutent leurs piaillements… Cette douce musicalité m’apaise, mes appréhensions de ce que seront composés mes demains, je les range sous l’oreiller pour mieux les reprendre. J’ai tant à parcourir, je veux tout faire, tout découvrir, tout réaliser! Soif de vivre insatiable, tu me tenailles jusque dans les songes que je ne vis pas! Le temps presse, je le sais. Déjà. Mais pour l’instant, dormir une heure ou deux avant que le vieux réveille-matin à cadrans de ma mère ne sonne. 

Je me réveille, j’ai 30 ans. Déjà. J’ai laissé mon chum. J’ai quitté si vite que je n’ai plus d’endroit où dormir. Je le regrette. Immensément. Je l’aimais ce gars, pourtant! Maintenant la congestion fait rage sur le tablier de nos amours. Qu’ai-je fait? J’ai saboté cet amour par peur de m’engager. Je le sais que c’est à cause de mon passé. Foutu passé! Je suis incapable de m’engager parce que je sais comment ça va finir! J’ai vu mes parents se déchirer. Il faut quitter avant. Sauver sa peau. Alors je suis ici. Cachée dans le garde-robe pour appeler mon ex. C’est le seul moyen que personne ne m’entende tant cette maison est écho! Trop peu trop tard, je le sens dans sa voix. Je pleurniche, je retombe en enfance, cachée dans ce garde-robe à l’odeur de cuir ranci. Cette chambre, je l’adopte. Elle devient l’antre de mes blessures. Ma mère vit dans ma chambre et je vis dans la sienne. C’est étrange comme tout change et finit par se ressembler. C’est l’hôtel des cœurs brisés. Mon frère a racheté la maison de ma mère au moment où elle est partie vivre chez son chum. Un autre échec amoureux, un de plus. Ne plus vouloir habiter cette chambre parce que de toute façon, désormais, cette maison est la propriété de mon frère. Il a droit à la plus grande chambre. Après tout, c’est lui qui l’a reprise des mains de ma mère parce qu’il ne supportait pas l’idée qu’elle puisse laisser vivre cette maison à l’extérieur de nous. Désormais, c’est un refuge pour cœurs pillés. On y panse ses plaies, on se remet en chemin, ça prend du temps. Mais le temps est notre alliée dans cette maison.    

Je me dirige maintenant vers la cave. J’entends résonner mon piano. Je pianote. Je ne sais pas jouer mais ma mère ne cesse de me répéter que c’est beau ce que je joue. Je ne sais pas, je ne sais rien. Alors je joue du classique sur ce piano que les anciens propriétaires nous ont laissés. Il date du siècle dernier, il est noir jais et il est surtout impossible de le sortir de cette cave. Alors vaut mieux en faire bon usage, lui qui est usé à la corde. Je le sens heureux d’être sorti de son mutisme. Comment ai-je pu l’ignorer toutes ces années, lui qui avait tant à m’apprendre?

J’atteins le coin couture de ma mère. Dans cette pièce multifonctions, c’est le jour de mon bal de finissants. Ma mère termine une couture, j’enfile la robe que j’ai dessiné moi-même et j’en suis très fière. Un peu plus et je pourrais devenir designer. Entre les soubresauts de sa machine à coudre, je lui tiens compagnie. Un autre son que j’ai appris à aimer. Il nous incite à la confidence. Ces moments avec ma mère, il y en a fort peu alors lorsqu’ils se présentent, même lorsque je veux fuir pour retrouver ma liberté, ils m’enchaînent joyeusement. J’enfile ma robe à nouveau. Pas assez ajustée. Le temps commence à presser. Ma mère s’emballe dans ses cliquetis de ciseaux, une aiguille à la bouche. Plus le temps de jaser, faut se concentrer.        

En poussant la porte-patio, des effluves de crème solaire me gonflent les narines. L’été est là devant moi sur ce patio surélevé qui surplombe les environs. Je dois bien avoir 15 ans. Je lis les Filles de Caleb en sirotant de la limonade. Je suis en maillot une pièce noir. Je suis élancée, peut-être même sexy aux yeux des voisins qui louchent sur cette vue imprenable. J’ai les cheveux blonds au vent, vaporisés de Sun-in et je fais attention à ma ligne. Tantôt je mangerai une salade césar. Tantôt, pas tout de suite. Parce que mon livre me passionne et que je compte mes calories. D’ailleurs, ne devrais-je pas aller faire une autre saucette dans la piscine?

En plongeant dans celle-ci, je m’enfonce de plus belle dans mon enfance. J’ai 9 ans et je veux rester la tête sous l’eau tout le temps. Je suis dans mon élément. L’eau me revigore, j’y plonge plus souvent qu’à mon tour. Ma mère m’observe par la fenêtre de la cuisine en préparant le souper. Et quand son visage disparaît trop longtemps, je le fais exprès. Je replonge la tête sous l’eau où je me cache dans la partie ombragée de la piscine, sous les pins, jusqu’à ce qu’elle s’inquiète. C’est bon de savoir que je compte pour elle. Parce que parfois, je me demande si je compte. Pas que j’en doute, mais c’est qu’elle est tellement occupée! Un amant, des blocs appartements, son travail pour le député, elle ne sait plus où donner de la tête et lorsqu’elle est ici, parfois elle ne s’y trouve pas. Alors de temps à autre, sa tête, je la veux posée sur moi.


Je parcoure cette cour immense. Le temps presse, ma mère m’attend, il faut quitter les lieux. Mais c’est la cour la plus grande du quartier, je ne peux la quitter sans lui dire un adieu formel! Elle m’a tellement comblée de bonheur après tout! Elle est si invitante, c’est mon sanctuaire, mon abri aux tumultes. Que ce soit en été ou en hiver, j’y fais la pluie et le beau temps avec mon frère. Mais c’est seule que je la préfère, cachée dans les buissons. Je suis en retrait de mes amis d’enfance qui ont cessé de me chercher pour recommencer leur jeu de cache-cache. C’est moi qui se joue d’eux. Ici, je m’allège. Je médite même si je ne sais pas ce que ça veut dire. J’aime écouter le silence. C’est la meilleure cachette, j’en suis convaincue. Le temps s’enfuit. Pourvu que personne ne s’approche. J’observe. Quoi? Je ne sais pas. La vie peut-être. L’immensité d’un petit moment glané à l’éternité défile sous mes yeux. En ressortant du buisson, je suis fin seule, comme toujours. Mes amis sont retournés chez eux et moi je regarde le ciel à la poursuite des étoiles. Je suis rêveuse et je ne m’en cache pas. En fait, si.             

Ma mère m’appelle. Je ne sais plus j’ai quel âge. Un dernier coup d’œil aux pins. Ces pins, si gigantesques, si hauts perchés que ma mère a eu peur plus d’une fois qu’ils engloutissent notre maison. Elle les a même immortalisés en peinture. Tant de fois nous les avons admirés, ensemble. Un jour que je nageais en pleine déprime, ma mère a pris les pins pour témoins. « Regarde ma fille comme les pins dansent sous le poids du vent ». « Oui, ils s’adaptent mais ils se fondent au décor, ils se résignent », me disais-je. « Mais non, a repris ma mère, ils vacillent eux aussi. Comme nous tous. Mais ils finissent toujours par retrouver leur droiture. Ils ne cassent jamais. Ils sont comme les roseaux, ils plient sans jamais s’abattre. C’est ce que tu dois faire ». Je l’ai écouté. 

J’arpente le terrain en sens inverse. Je passe vis-à-vis la pancarte à vendre, surplombée de l’écriteau « Vendu ».

Je me surprends à regarder la fenêtre du salon. Je suis étonnée que ma mère n’y apparaisse pas, alors que je m’engouffre dans ma voiture. C’est le moment où habituellement elle tire le rideau pour m’envoyer une symphonie de bye-bye de la main. Des salutations qui n’en finissent plus, c’est la coutume. Ma mère est plutôt à mes côtés, sereine. Mon frère est déjà bien loin, dans sa nouvelle maison avec sa jeune mariée.

J’ai le cœur gros, prêt à éclater de sentiments. Il y a tant de souvenirs imprégnés dans ses murs que je laisse là, que j’abandonne il me semble. Je repars avec quelques boîtes à souvenirs et je me convaincs que pour la route, ce sera suffisant. Ma mère me saisit la main. Elle sait. Il me tarde d’avoir un enfant pour me constituer une autre fabrique à souvenirs. Différente, mais non moins existentielle.





Articles les plus consultés