L'avenue des possibles
Jeudi soir, 21h. J’égrène le
temps comme on égrène un chapelet. 25 ans que je traîne ici, dans ce lieu quasi
mythique. J’éteins mon ordinateur. Voilà, c’est terminé. Je quitte cet endroit
pour un temps. Je passe devant la photocopieuse et ferme le bouton. Ici, j’ai
tellement vécu que certains soirs, j’en suis lasse. Je n’aurais pu me douter
que je finirais par y écouler ma vie.
J’étais jeune quand mon père a
fait l’acquisition de Volton. Quel âge exactement? Je ne parviens pas à me
rappeler. Je sautais encore à la corde à danser et j’y passais le balai pour
diluer le temps. Ici, j’ai tout vécu. Éclats de rire, peurs, cris, peines,
euphorie, déprimes et grincements de dents avant le retour de ma joie de vivre
pour enterrer le tout et recommencer.
Je pousse la porte pour me rendre
à l’arrière en production. La radio joue à tue-tête. Johnny le roumain est en
camisole et porte son fameux pantalon brun usé, comme toujours. Il me regarde
l’air hagard de ses deux immenses globulaires bruns et ses dents croches me
lancent une phrase à laquelle je ne comprends rien. Je lui réponds d’un sourire
muselé, puis je saisis mon Anthologie de la poésie québécoise. Quel poème
vais-je choisir ce matin? Speak White, tiens.
J’efface sur le tableau toutes les commandes qui devront partir aujourd’hui, au
diable les clients, la poésie c’est plus clément!
Haussez vos voix de contremaîtres,
nous sommes un peu durs d’oreille
Nous vivons trop près des
machines
Et n’entendons que notre souffle
au-dessus des outils
Un peu plus fort alors Speak white!
Parlez-nous production, profits et
pourcentages
Speak white!
C’est une langue riche
Pour acheter
Mais pour se vendre
Mais pour se vendre à perte d’âme
Mais pour se vendre.
Vole-t-on à s’en fendre l’âme ou se joue-t-on de celle des clients? J’y ai laissé une
partie de ma peau. Je le sais. Et pourtant je reste là, année après année, dans
l’espoir de récupérer une parcelle de mon être qui s’est évaporée ici. Mais qu’est-ce
qui me retient? Sans cet endroit, je serais perdue. Je le sais aussi. Cette
place me garde les deux pieds en mon socle. C’est ce que je connais, oui, c’est
peut-être juste une habitude.
J’ouvre la porte de l’agrandissement, la deuxième partie du bâtiment. Un
lieu dédié à Pink Floyd. Sans farce. Sur les murs règnent encore la suprématie
de l’ancienne locataire, une danseuse svelte au nez poudré. De gros champignons
magiques sont peinturés sur les murs. On dirait une galaxie en mauve et noire où
les champignons sont des planètes gravitant dans le néant. J’ai 15 ans. Michel
le voleur de banques maintenant devenu employé rebelle perce un trou dans le
mur. Nadia doit quitter, son bail est échu mais elle erre toujours dans les
parages. Je la comprends. À mesure que Michel perce un trou dans le gypse,
j’aperçois dans le coin supérieur droit de son loft un lit d’eau en forme de
cœur. Décidément, même danseuse nue, la belle Nadia n’a pas perdu ses illusions
de vue.
Je pénètre dans cette partie de la bâtisse et une à une, j’y ferme toutes
les lumières. J’entame ma vigile. Je veille cette entité comme on veille sur un
être aimé. Cet endroit m’a façonné. On y fabrique et poli des pièces sur mesure.
Serait-ce parce qu’il y a tellement de fantômes ici que j’aime m’y abandonner
la nuit venue? Je me sens tellement vivante, entourée de tous ces esprits. Ce
lieu est hanté. Tout le monde le sait. Quiconque s’est aventuré à rester tard
un soir en est ressorti troublé à jamais. Bruits de machines qui poursuivent
leur cours et dialogues si vivants à mes oreilles qu’il ne manque plus que les
personnes qui les composent. Les ordinateurs s’allument seuls, les pas
résonnent sur le plancher telle une rythmique débalancée et les ombres fuyantes
dans le coin de mon œil disparaissent dès que je tourne les yeux dans sa
direction. Lui. Nous l’avons baptisé Arthur. Il n’est pas seul, ce drôle de
monsieur flânant vêtu de son sarrau bleu entre les différents départements de
l’usine. Un employé l’a même vu un jour traverser une porte close. J’ai ma
petite théorie. C’est monsieur Rudolewsky.
J’avais si peur de lui enfant et
maintenant, je suis la seule à le défier. Avec sa tête d’ingénieur et ses
cheveux blancs, il est dignement installé derrière son vieux bureau en bois
massif. Je le surprends parfois à mettre du colorant jaune dans son surligneur
pour allonger sa durée de vie! C’est sa technique, grâce à lui, nos produits
durent plus longtemps! Il replonge dans son dessin après avoir souligné quelque
chose, l’esprit méticuleux comme toujours. Je sais qu’il m’ignore. Il ne sait
pas comment agir avec les enfants, il n’en a jamais eu. Je le dérange. Mon père
est propriétaire maintenant. Le problème c’est que Volton, c’est son ex-compagne,
son bébé, alors il continue de s’y vautrer. Machinalement, je pose mes yeux sur
l’ongle de son pouce entourant son crayon. Il est si jaunâtre, si laid et si
desséché que j’en ai presque un haut le cœur! Il doit bien avoir 1000 ans ce
bonhomme!
Je me détourne, le téléphone
sonne. Je réponds, annonçant les couleurs de la compagnie, quel privilège à mon
âge! L’appel est pour Michel alias le voleur de banques que j’ai rebaptisé le
voleur de coeurs. Notre complicité amuse. Il a passé trois en prison et c’est
mon meilleur compagnon! Je m’entends si bien avec lui que j’aurais aimé être sa
Monica la Mitraille, qui en passant, fut assassinée au coin de notre avenue.
Ici, c’est l’avenue des perdus. Même James Cross y a séjourné, séquestré dans
un appartement de cette rue en pleine crise d’Octobre. Mais ce matin, l’heure
est grave. Je réponds d’une main, le téléphone sonne de l’autre. Sur une ligne,
la maîtresse de Michel, sur l’autre, sa femme. « Michel, que je lui dis,
il ne faut pas que tu te trompes de nom! ». Il me regarde l’air espiègle
en voulant dire, j’en ai vu d’autres. L’adrénaline, ça le maintient en vie, et
ça lui fera perdre la sienne une nuit dans un hôtel à bord de circonstances
troubles.
Richard Wright émet son serrement
de la gorge si distinctif, comme à son habitude aux cinq minutes que je compte,
dans son coin en retrait à l’extrémité du bureau. Son téléphone vert cadran,
lui, restera bien silencieux. Cet homme m’intrigue. Pourquoi n’est-il pas comme
les autres? Comme les autres… Comme qui, en fait? Tout le monde est étrange
ici. Il a des lunettes en forme de tonneaux avec des verres si épais que ses
yeux vitreux soulignent à la loupe l’étendue de son désespoir. Pauvre Richard, sa
peau est épaisse comme un lézard, rude et rosée, et il fait tant d’eczéma
qu’aucune femme n’ose l’approcher. Il se gratte le dessus de la main avant de
saisir à nouveau sa cigarette qui se laissait fumer dans le cendrier, doucement.
Les murs sont gris défraîchis, Richard est toujours vert. Soudain, il lève la tête
vers moi. Je file. Je l’aime bien. Par pitié peut-être. Il est attachant, tout
comme cette bâtisse qui ressert son étau chaque jour sur moi.
Je veux changer d’air. Je cours voir
Carole. J’ai 26 ans. Je travaille désormais comme représentante. C’est en
attendant. En attendant quoi, au juste? Que ma carrière décolle? Que mes rêves
s’estompent en souvenirs? Il faudrait bien avoir le cran de quitter, de me
séparer de mon père. Oui, car c’est bien de divorcer dont il s’agit! Cet homme
que je côtoie tous les jours et qui restent un mystère entier. Souvent, je me
dis que si je travaille ici, c’est pour me rapprocher de lui. Mais en vain, ça
ne sert à rien. Mon père est inaccessible même lorsque je parviens à toucher sa
frêle sensibilité. Alors je récupère. Je récupère en sa présence un peu du
temps qui m’a manqué, petite. Mais pour l’instant, je veux me sauver. Aller
jouer, non pas au ballon, jouer au théâtre, devenir comédienne! « Carole,
raconte-moi l’histoire de ta voyante? ». Carole ne se fait jamais prier
pour s’exécuter : « Elle m’a dit que je gagnerais à la loto avec mon
groupe de travail. Tout ce qu’elle m’a dit s’est réalisé jusqu’à présent! Oh,
j’oubliais. Elle m’a aussi révélé que le billet gagnant serait acheté par une
blonde! ». Alors, c’est sûrement moi!!! Je dévale l’escalier à la
poursuite d’un laissez-passer pour mon affranchissement! Je vais devenir
indépendante financièrement, je le sens, ce n’est qu’une question de temps!
Parce qu’en attendant, parfois, je vole. Dans la caisse métallique brune de mon
frère, dans le tiroir de son bureau fermé à clé. Oh, je sais, je ne devrais
pas! Mais j’ai le sentiment que cet endroit me coûte ma liberté et je
sais où est la clé... En attendant que je puisse déverrouiller toutes les
serrures qui me permettront de prendre mon envol, je
soustrais mon dû. Mais surtout, je me dérobe à mon destin, parce que je ne
trouve pas la clé pour voler autrement.
Je remonte l’escalier. Ces marches
souillées par les années, tachetées grises et noires que je n’en finis plus de
monter. Je me retrouve encore une fois ici, mais cette fois ce n’est pas par
déni. J’ai appris à me réaliser. J’ai 33 ans, j’en ai fait des folies! Devenir
actrice et revenir parce que oui, je n’ai pas gagné à la loterie. Mon orgueil
ne veut pas l’avouer, mais cette entreprise m’a manqué. Je me suis ennuyée des
employés. Carole, c’est ma famille. Et puis j’ai gravi les échelons comme on
gravit des escaliers. Un à un et parfois quatre par quatre.
Je m’aventure dans la cuisine, ma
belle-mère termine son dîner. Mercredi midi, j’ai 19 ans, je fais la
facturation comme job d’été. « C’est beau ton petit chandail », me
complimente-t-elle sans gratuité. Elle a sa bouche pincée. Oh oh, je vais y
goûter… « Mais tu sais Julie qu’avec un tel décolleté, les clients
pourraient te prendre pour une prostituée? Ce n’est pas ce que tu veux,
n’est-ce pas Julie? ». Je la toise du regard. J’aurais dû me méfier, quand
mon père n’y est pas, elle sort ses crocs. Des morsures, j’en ai plein. Toutes
faites au même endroit, dans la cuisine où mon père ne se tient pas. Je
voudrais tant lui répondre. Son fiel corrosif ne m’appartient pas. Je n’en ai
jamais produit une once. Je suis sans défense devant elle. La jalousie, je ne
connais pas. Alors j’encaisse le coup, et je disparais avec mon restant de
lunch en claquant la porte de la cuisine. Reste emprisonnée là, vieille chipie
au cœur de glace! Mon père, à moi seule, je l’aime plus que toi!
Je disparais dans le couloir. Je
m’enfuis vers un nouveau monde. Je repasse par les bureaux avant. Je saisis mes
clés. J’en ai assez. Soudain, la musique s’allume. Singing in the rain. Deux filles en liesse dansent au beau milieu
de la place. Elles s’étourdissent d’éclats de joie. C’est ma meilleure amie et
moi. Celle que Volton m’a présenté, mon amie Souk, aussi représentante et
surtout exubérante. La vie est à nous. Commande en main, on fête ma victoire.
J’ai 24 ans, j’adore mon travail et le signal de chacune de nos victoires est
de faire jouer la mascotte de la compagnie, un gentil pitou piteux qui se
déhanche parapluie en mains au son de Frank Sinatra. Je flotte, je danse, je
vole (et n’aie plus besoin de le faire illégalement), quelle belle commission
j’aurai sur mon chèque de paie!
Puis, je m’immobilise. Je suis
bien en ce lieu, je l’aime, il sent la sueur, il goûte l’audace du travail
conjugué au plus-que-parfait. L’amour du travail bien fait, mon père me l’a
martelé, telle une pioche à métaux dans cette usine. Il m’a enseigné plusieurs
leçons. « Dans la vie ma fille, il y a une solution à tout! ». Cet
endroit en est un d’action. Et me maintenir dans le courant m’empêche de
dériver. Ce serait si facile pour moi, artiste que je suis. Je ne regrette
rien, non, je ne regrette pas. Mais je n’ai rien oublié non plus. Je suis simplement
le courant qui me ramène toujours en ce lieu sacré. Une dernière lumière à
fermer. Celle dans le bureau de mon père. Ce bureau qui m’était réservé. Cette
chaise, trop grande pour mes ambitions. Je n’en veux pas. Mais je veille sur
cet endroit et Volton est en sécurité dans mes bras.
Mon grand-père est monté dans un
escabeau, il répare une étagère. Il se retourne, sentant que quelqu’un
l’observe. C’est mon père. Dieu que la vie passe vite. Désormais, mon
grand-père rôde autour avec la communauté de fantômes. Et mon père a
terriblement vieilli. Maintenant, au lieu de mon grand-père, c’est lui qui
vient faire son tour. Mon père s’avance vers moi, en titubant un peu. Je ne
peux m’empêcher de penser qu’un vieillard marche ainsi. « Tu pars? »,
marmonne-t-il de sa voix dont je sens qu’il m’aime. « Oui, je m’en
vais ». Il arrive à ma hauteur, m’embrasse sur le front. C’est faux. J’ai
rêvé ce geste. Ce n’est pas grave, je lui pardonne parce qu’il me permet d’être
à ses côtés chaque jour pour côtoyer sa vulnérabilité qui est mienne. Je dois
aller donner la vie, l’heure a sonné, mon chum m’attend. L’autre homme dans ma
vie, le seul à ses heures. Celui de mon futur à l’imparfait? Il n’y a rien
d’absolu, je l’ai compris et je ne désespère plus. J’aurai tout de cette vie.
J’ai cessé de défier le temps, cette place le défie mieux que moi. Et
qu’importe les espoirs réalisés et les rêves perdus si lorsque j’y suis, j’aime
me laisse porter par cette vague généreuse et sentimentale à outrance, qui
remue en moi tout ce qu’il y a de plus tangible? Après tout, nous sommes chacun
le fantôme de quelqu’un.