180 rue Des Espoirs
Devant moi, la
maison en briques rouges et blanches qui m’a vu grandir. À la fois tragique et
rassurante, fragile et massive avec son portail d’entrée noir jais, c’est une
maison de quartier tout ce qu’il y a de plus banale mais dans mon esprit, c’est
la plus majestueuse des environs parce qu’elle se tient droite, sans ambages.
Il s’agit de mon
ancre au port de mes rêves, c’est une marée d’aspirations souvent déçues et
parfois comblées. C’est une vue sur ma joie de vivre précoce et mon innocence qui
s’éteindra à jamais.
En face de ma
maisonnée, trône une enseigne un peu trop grande sur laquelle il est
écrit « À vendre ». Je ne peux pas croire que c’est fini, que je
vais perdre ce lieu, celui où je me sens le mieux au monde. Tant de choses ont
débuté ici et se sont terminées à la cime de ce toit…
Je suis là en
cette fin de journée pour admirer une dernière fois ce refuge tant chéri. Ces
murs chuchotent une histoire par leurs bouches d’autrefois et je suis présente
pour l’entendre. Les fenêtres reflètent une jeunesse révolue où les moments
imparfaits et les rires magnifiés conduisent mon pas.
En poussant la porte,
je gravis les escaliers pour me diriger vers la cuisine, pièce qui nous a
toujours accueillie honorablement en raison de sa vue sur cette ancienne forêt
qui sublime ma mémoire.
Ma mère se tient
péniblement debout, les jambes vacillantes. Elle appuie douloureusement une
main sur son ventre et l’autre sur la baie vitrée, comme si elle tentait de
toucher aux arbres pour s’accrocher à eux. Je devine que je me trouve là, à
l’intérieur de sa chair. Mon regard est attiré vers le plancher où du sang
ruissèle tout près de mon rouquin de frère qui du haut de ses trois pommes, se
penche dans le but de goûter à ce jus sucré. Ma mère n’a pas la force de l’en
empêcher, elle rassemble le peu d’énergie qui lui reste pour tenter une fois de
plus d’atteindre le téléphone accroché au mur à quelques mètres de là. Son
appel à l’aide prendra du temps à parvenir à mon père. Elle me donnera la vie
dans ce qui deviendra l’antre de mes
blessures.
Aussitôt ces
mots prononcés, je suis happée par une vision tout autre. Une odeur de tarte
aux cerises envahit la pièce. Bob Dylan me sifflote à l’oreille son Blowin in the wind. Je dois avoir six
ans. Je veux me servir un verre de lait par moi-même. Après tout, ne suis-je
pas une grande fille? J’empoigne de mes petites mains le carton de lait pendant
que mon frère me tire les nattes pour une centième fois aujourd’hui. Je m’en
débarrasse en le poussant de toutes mes forces, puis, fébrile, je verse le lait
dans le verre que ma mère vient de déposer devant moi. Trop préoccupée à me
soucier de mon frère qui revient m’embêter, je déverse la moitié du contenu par
terre. Mon père qui observait la scène du salon se rue subitement vers mon frère
pour lui assener plusieurs coups de pied. Ma mère lui crie d’arrêter, mon père
lui dit que mon frère l’a mérité, que
c’est un sans dessein, un idiot, un vaurien.
Je cours me
réfugier vers ma chambre. Instinctivement, j’ouvre la porte du garde-robe pour
m’enfoncer le plus loin possible. Mes poupées m’attendent, elles me servent de
bouclier contre ces coups des humains envers d’autres. Je les agrippe par le
cou, je ne peux pas croire, pas encore. J’ai si peur. Je tremble. S’il fallait
qu’il me trouve. Défier le temps, c’est tout ce qu’il me reste. Heureusement,
ma cachette est la meilleure. Papa n’y pensera pas. En attendant, je murmure
mon désarroi à mes poupées dans un langage inventé. Je crois décoder le
lexique. C’est toujours comme ça ici. On ne peut jamais baisser la garde, on
est toujours à deux pas d’un cataclysme. Soudain, j’entends des pas
s’approcher. Vite, je m’enterre sous mes poupées. La voix de ma mère surgit de
l’embrasure de la porte : « Julie? ». Ma petite frimousse sort
un œil interrogateur entre deux têtes de poupées Bout d’chou. Maman en profite
alors pour se glisser à côté de moi en me dégageant de mes quelques amies. Elle
replie ses jambes vers sa poitrine comme pour se protéger, elle aussi. Elle est
venue avec moi se cacher de papa. Elle semble si perturbée que je l’enlace à
bras-le-corps afin d’apaiser un peu son profond chagrin. Ma mère me regarde de
ses yeux d’un bleu royal si tristes que je serai bientôt submergée par sa
peine. Je la ressentirai dans tout mon être, en permanence, au point de ne plus
vouloir parler. Parler de toute façon est sacrilège. Cette chambre est mon rempart
contre le déferlement des tempêtes humaines.
« Julie! ». Le décor se transforme
subitement autour de moi. Ma chambre se colore d’un rose vieillot aux accents
romantiques. J’entends ma mère me réclamer. Je fais quelques pas incertains en
direction du couloir. Mon père et ma mère se tiennent debout, l’un face à
l’autre, je devine qu’ils ont pleuré. Ma mère a les yeux rougis plus que
lui : « Dis au revoir à ton père mon amour ». Il me soulève de terre
et dépose un baiser sur mon front. Je ne sais trop ce qui se passe, pourquoi
toute cette mise en scène? Une voiture attend à l’extérieur. Je crois
apercevoir mes grands-parents. Pourquoi ne rentrent-ils pas? Mon père descend
lentement les escaliers, dans l’attente d’une volte-face de ma mère qui
n’arrivera pas. Pourquoi ma mère semble inconsolable? Pourquoi pleurer un homme
qui t’a fait tant souffrir maman? Elle m’entraîne vers la causeuse au salon, où
mon frère se tapit : « Dorénavant, nous serons trois. C’est mieux
ainsi ». Ma mère nous entoure de ses bras. Mon frère est abattu. Il n’y a
donc que moi qui ne comprend rien? Si c’est mieux ainsi maman, promets-moi que
tu seras enfin heureuse.
Un éclair
envahit la pièce suivit d’un grondement du tonnerre. Mon frère court vers la
chambre principale. Il m’entraîne dans sa course, comme à son habitude, même si
j’ai maintenant 12 ans. Mon frère se précipite vers le lit où Nicolas, qui nous
garde à l’occasion, est en train de dévorer L’invention
de la solitude de Paul Auster. Mon grand frère a une peur incontrôlable des
orages, je crois que ça lui rappelle mon père. Nouveau grondement. Une branche
lourde tombe avec fracas à proximité de la fenêtre. Je me réfugie à mon tour
sous l’édredon. Il fait nuit. Ma mère est absente comme elle le sera souvent
ces années-ci. Elle est en fuite avec son amant. Par chance, elle nous a laissé
un peu d’argent. Nicolas commande une pizza pour faire diversion. C’est dans
cette chambre austère, toujours à l’ombre des choses, que nous engloutissons
notre pointe de pizza en se racontant des histoires de peur. Bientôt, on rit.
Mon frère semble se porter mieux et moi aussi. Je ne me sens pas abandonnée
pour une fois, on prend soin de moi. Je leur raconte la fois où le père de ma
mère est venu me visiter dans ma chambre. Il venait de mourir. Il s’est tenu au
bout de mon lit des heures durant, avec ce chapeau panama qui le coiffait en
tout temps. Je leur dis que parfois il ne faut pas se méprendre, c’est légitime
d’avoir peur mais en réalité, il faut faire confiance aux gens, à la situation.
J’avais la persistante impression que grand-papa voulait me confier un secret.
Il ne nous arriverait jamais rien de fâcheux, il veillerait sur nous pour
l’éternité.
Nous nous sommes
endormis tardivement dans le grand lit déserté par ma mère. À mon réveil, Nicolas
et mon frère n’y sont plus. Je suis seule, comme je l’ai toujours été. Un son à
peine audible me parvient de la cave. Quelqu’un joue du piano. Je suis
immédiatement éprise de ce son harmonieux qui se dégage enfin de cette maison.
Je dévale l’escalier pour retrouver cette adolescente aux cheveux violacés, assise
en indien devant son instrument fétiche. Elle m’apparaît en fusion avec ce
dernier, un peu plus et on pourrait croire qu’elle médite en inventant une
chanson. Mon frère vient s’assoir à mes côtés. Il fait semblant de pianoter.
J’arrête de jouer. Ne peut-il pas me laisser mon espace comme toujours, celui
dont j’ai besoin pour vivre mais qui au fond m’étouffe? Il me scrute,
silencieux, absorbé. Puis, lentement, il soulève ses doigts des notes pour les
appuyer sur un de mes seins. Une fraction de seconde. Une fraction de seconde
et tout peut trouver son point de bascule. Mais c’est sans compter sur
l’adolescente impétueuse que je suis, ce n’est pas mon genre de me laisser
faire, aussi surprise que je sois. J’ai appris à me protéger, à lutter pour ma survie
sans l’aide de personne. Je dégage sa main d’un mouvement à la fois doux et précis :
« Ne recommence plus jamais ça ». Je n’ai jamais eu à le redire.
Ainsi font, font, font, les petites mains habiles,
Ainsi font, font, font, trois petits tours et puis s’en vont.
J’ai rêvé, aujourd’hui, que j’étais au paradis,
Mais ce n’était qu’un songe, la vie m’a trompé;
Un si gros mensonge, ce soir m’est arrivé.
Une autre
mélodie m’emporte. Une berceuse de mon enfance. Je sais d’où provient cette
musique, de la pièce de couture de ma mère. Je n’ai qu’à faire quelques pas
pour découvrir cette petite fille irrésistible au regard mélancolique et
rêveur, blonde comme un ciel lumineux, tenant un micro qui touche à ses lèvres
refermées sur elles-mêmes. Elle murmure plus qu’elle ne chante. Elle ne se
soucie pas de son frère qui l’agrippera bientôt par derrière pour lui extirper
le microphone. Les haut-parleurs s’emballent, alerte à la chicane. Ça recommence.
Les hurlements, la haine, la crainte. Notre système de son enregistre tout, les
coups de micros, la distorsion, les mots poisons, puis, silence radio.
Je pèse à
nouveau sur le bouton On du stéréo.
Je ne vais pas me laisser abattre. J’ai seize ans et une pulsion de vie plus
forte qu’auparavant me maintient là, debout devant ce micro. Je pense que c’est
l’objet que je chéris le plus au monde. Il me permet de m’exprimer sans que
personne ne m’entende. Et je parle, Dieu que je parle! Je parle pour toutes ces
années où je me suis tue plutôt que de me laisser aller à mon exutoire, mon
imaginaire, mes fantaisies. Je compose des personnages, je joue la comédie. Je
suis ce que je veux être, pas ce que mon père voudrait que je sois. La petite
fille sage et timide dont on ne sait rien sinon son mystère, je l’ai tué. Dans
chaque parole, chaque mot prononcé, j’insuffle une gaieté et la chaleur qui
m’ont tant manquées. Je me nourris de moi-même, je m’absorbe et je me délie.
Une odeur de poulet
flotte dans mes narines. J’entends mon frère jacasser. Je remonte les escaliers
comme on remonte le temps. Les frites maisons de ma mère, sa sauce barbecue,
tout semble être revenu à la normale, s’il se trouve que cette maison en ait
connu une. Je m’installe à table au moment où ma mère dépose une assiette
devant moi et je trempe mes doigts devenus instantanément gras dans mon
traditionnel bonheur du dimanche soir. Si seulement je pouvais empêcher l’horloge
grand-père de faire tic-tac.
Ma mère nous
raconte des anecdotes de sa vie en politique. On rigole de ses bévues. Elle a
toujours eu ce sens de l’auto-dérision, malgré son sens plutôt inné pour le
drame. Mais ce soir comme tant d’autres maintenant, la vie est belle. On est
soudés. Il n’y a que cette table qui ne l’est pas. Si seulement mon grand frère
pouvait arrêter de la faire valser sur ses roulettes. « Je te le jure, je
n’y touche pas! »,
argumente-t-il en levant ses mains bien hautes à l’appui. « C’est un
tremblement de terre! »,
s’exclame ma mère en entendant les verres vibrer dans l’armoire patrimoniale,
vestige de son enfance. Elle allume
la radio : 3,5 sur l’échelle de Richter! Notre poulet est froid, on n’a
plus de papa mais l’humour de ma mère nous tient au chaud et le sens de la
répartie de mon frère traverse nos
soirées où nos fous rires nous poussent à s’absenter de table momentanément. Mon
père a beau être le seul papa du quartier qui manque à l’appel, il ne nous
manque pas.
Mon regard se
pose sur la nappe de dentelle de maman. C’est celle des grandes occasions.
L’arôme du poulet fait place aux effluves de sa tarte aux pacanes. La table
s’agrandit, un poinsettia l’honore au centre. Autour de moi, des visages
familiers, des gens esseulés que ma mère a choisi d’inviter pour Noël. C’est la
coutume, rassembler tous les gens des rues avoisinantes qui sont seuls pour le
réveillon. Cette maison n’a jamais vécu l’amour au sens le plus pur entre deux
êtres matures mais en contrepartie, elle connaîtra toutes les autres formes d’amour,
plus nobles en soi. Denis empoigne résolument la guitare de ma mère qui gît
silencieuse depuis des lustres dans un coin de la pièce, où je discerne au
passage une minuscule tâche de sang, dissimulée entre l’arête des murs. Je
chasse cette image de mon esprit en écoutant Brassens, entre deux verres de gin
récurrents de l’interprète, avant qu’il ne regagne son abîme. Tout le monde est
le bienvenu ici, tout le monde a le droit d’être recueilli. D’un bond, je me
lève de table. Je n’attendais que ce mot, recueillement.
C’est ainsi que
ma piscine m’appelle lorsque l’été est à nos portes. Il fait seulement 19
degrés mais déjà, j’ai envie de m’immerger. J’ouvre la porte-patio, je cours
presque. J’enlève tous mes vêtements, j’ai mon maillot, fort heureusement.
Vite, vite, plonger avant que ma mère et mon frère ne m’aperçoivent. Lorsqu’ils
m’observent, je ne peux pas faire ça, m’enfoncer sous l’eau et attendre que
l’air me manque pour regagner la surface. Par-dessus tout, c’est peut-être la
piscine que je vais regretter le plus. L’eau amenuise mes plaies, il me fait
supporter le sentiment d’abandon dont j’ai imminemment souffert. Oui, c’est ça,
je m’abandonne ici en toute sûreté. Il n’y a rien de mieux que l’eau pour
qu’une peau éraflée se regénère. C’est en y trouvant le fond que je veux
regagner la surface, j’ai appris que tout ce qui se blottit au fond rejaillit,
miraculeusement transformé. J’en ressors grandie, car cette maison, tout comme
cette piscine, possèdent des vertus plus significatives que les secrets
qu’elles renferment. Ma demeure s’est trouvée une nouvelle vocation au fil des
ans, elle s’est convertie en sanctuaire. Elle est synonyme de paix, c’est
désormais un abri à tumultes.
Je ramasse mes
vêtements, épars sur le sol. J’ai 40 ans. Je me sens comblée, contentée d’avoir
profité une dernière fois de ma piscine avant de quitter mon domaine. En me
redressant, j’embrasse du regard les sapins qui surplombent cette cour immense,
la plus étendue du quartier.
Ces conifères,
si gigantesques, si hauts perchés, dont ma mère s’est inquiétée à maintes
reprises qu’ils anéantissent notre maison. Elle les a même immortalisés en
peinture. Tant de fois nous les avons admirés, ensemble. Un jour que je nageais
en pleine déprime, ma mère a pris les arbres pour témoins : « Regarde
ma fille comme les sapins dansent sous le poids du vent ». « Oui, ils
s’adaptent » ai-je poursuivi, « mais ils n’en ressentent pas moins la
pesanteur de la neige qui renfoncent leurs branches un peu plus chaque jour. D’une
certaine façon, ils se résignent maman ». « Non, mon amour »,
a-t-elle repris, déterminée à me sortir de ce marasme qui était autrefois
le sien: « Ils vacillent, c’est différent. Sauf qu’ils finissent toujours
par retrouver leur droiture. Ils ne s’affaissent jamais. Ils sont comme le
roseau, ils plient sans jamais s’abattre. C’est ce que tu dois faire ». Je
l’ai écouté, mais longtemps après.
J’arpente le terrain en sens
inverse. J’arrive bientôt à la hauteur de cette affiche du début de mon périple
où je distingue les lettres « À vendre », surmontées par l’écriteau
« Vendu ».
Je me surprends
à contempler la fenêtre du salon. Je suis étonnée que ma mère n’y apparaisse
pas. C’est le moment où habituellement elle tire le rideau pour m’envoyer une
pléthore « d’au revoir » de la main. Des salutations qui n’en finissent
plus, c’est la coutume. J’espère éternellement la voir me réconforter ainsi,
contre cette fenêtre, son sourire jovial et ses longs doits fins me balançant
un « tout ira bien ». Elle ne s’y trouve pas. Elle ne s’y trouvera
plus. Ma mère a enfin rencontré l’amour et comme toujours, ce n’est pas dans
cette maison qu’il va fleurir. Cette demeure devra vivre à l’extérieur de nous,
pour la première fois de son existence.
Mon foyer m’a
fait prendre conscience de multiples choses au cours des années mais parmi
toutes celles qu’il m’a enseigné, si j’avais à en choisir une, ce serait que je
suis privilégiée. Malgré tout. Mon drame est si chétif en regard des autres.
Mais c’est le mien. Et il me renvoie à la beauté saisissante de la vie, au
récit de l’immensité d’un petit moment glané à l’éternité, présent en cette fin
de journée au creux de ma poitrine, pour la route.