Vincent
Ce soir, c’est
la pleine lune. Alors je t’avise d’emblée, il se peut que je dise des choses
que demain je regretterai. Il se peut que je file jusqu’au bout de mes pensées,
ce n’est pas ma faute, tu ne m’as jamais permis de le faire pendant ou après
notre séparation. Ce soir, la lune m’empêche de dormir, elle m’éclaire d’un
filet de lumière doux-amer que je veux suivre. Il y a aussi ce petit être que
je berce et qui me tient éveillé. Je ne sais si c’est elle ou la fatigue qui
exacerbe mon envie de me mettre en abîme, mais je dois t’avouer que parfois,
quand je tiens Émilie dans mes bras, j’ai l’impression qu’elle est de toi. Oui,
Émilie. Je sais que tu as appelé ton fils Émile. C’est ton père qui me l’a dit.
Il m’a appelé par mégarde, il voulait téléphoner à Julie, l’autre, la tienne.
Il s’est trompé entre la nouvelle et l’ancienne. C’est ainsi qu’il m’a avoué
que tu avais eu un enfant. J’ai toujours voulu appeler mon fils Émile, comment
l’as-tu su? Je ne te l’avais jamais dit. Lorsque mon chum m’a proposé Émilie, je
me suis dit que je reprenais mes droits sur ce qui m’appartenait. C’est comme
si j’avais accouché d’une enfant qui n’est pas du bon père. Quand je caresse sa
peau, je retrouve la douceur de la tienne. Lorsque je regarde ses yeux, je vois
ton reflet en orbite. La douceur de cet être chaud collé sur ma chair me
réconcilie un peu avec la vie, même si cette chaleur me meurtrit un peu plus
chaque jour. Tu te rappelles lorsque tu avais vu ma photo de profil sur
laquelle je tenais un petit bonhomme dans mes bras? Tu m’avais téléphoné pour
me dire combien tu avais pleuré, tu t’étais imaginé que c’était notre enfant.
Je t’ai dit qu’il n’était pas trop tard, qu’on pouvait toujours avoir un enfant
ensemble. Puis, j’ai appris par la bouche de ton père que tu avais eu Émile.
J’ai arrêté de respirer. J’avais une pierre à la place de l’estomac dont je
n’arrivais pas à me débarrasser. Je quittais pour Tanger, tu te souviens, le
voyage que nous devions faire ensemble dans le détroit de Gibraltar? Au beau
milieu de nulle part, dans le désert, tout ce que je voulais, c’était rester
debout, ne pas m’effondrer, ne pas me laisser engloutir par le sable qui
s’enfonçait un peu plus sous le poids de mon corps à chaque pas. Ne pas penser
à toi, m’arracher à toi. J’ai lamentablement échoué. Comment as-tu pu refaire
ta vie si vite?
Cette Julie, comment est-elle? Blonde, vive, ensoleillée?
Te fait-t-elle rire? Me ressemble-t-elle? Je la sens d’ici, c’est une version
de moi. Nous avons la même énergie. L’aimes-tu plus que tu m’as aimé? Mais surtout, dis-moi : Es-tu comblé avec elle?
Réponds-moi sans mensonge, comme on le faisait toujours, même au prix de
blesser l’autre : Est-ce qu’elle te comble mieux que j’ai pu le faire? Je
te sais difficile à satisfaire alors ça m’étonnerait.
Vois-tu, je ne t’ai jamais pardonné d’avoir
mis tout le blâme sur moi après notre séparation. Comme si le fait de te
quitter et que je veuille ensuite réhabiliter mon statut suffisait à ce que je
sois l’unique fautive. Si je suis partie, c’était uniquement pour te faire
réagir. Tu ne me regardais plus comme avant. Sais-tu comment on se sent,
Vincent, lorsque l’homme qu’on aime ne nous voit plus de la même façon? Je ne
suis pas les autres, j’étais ton exception. Tu me faisais sentir comme un objet
dévalorisé, qui a perdu de son lustre et qu’on a le goût de mettre aux enchères
pour vérifier la valeur qu’on peut en retirer. Juste pour valider si on a
raison ou tort de le sous-estimer. Tu m’as mise au rancart Vincent. C’était
comme si tu avais perdu tout intérêt pour une fille qui n’en démontrait pas
tant. Secrètement pourtant, je me morfondais de toi. Oui, j’ai besoin qu’on
m’aime comme une épave dans une marée d’abnégations, je te l’accorde. J’ai
essayé Vincent, si tu savais comme j’ai essayé de ne pas nous prendre pour un
cliché et qu’on ne devienne pas ce couple éloigné par le fossé du temps. Je ne
me suis jamais engagée envers nous, soit, mais tu t’es désengagé de moi au
moment où j’ai initié ce que j’ai redouté toutes ces années. Tu te refermais
sur toi-même, passant de plus en plus de temps avec tes amis, allant même
jusqu’à flirter avec certaines inconnues. Je n’arrivais plus à susciter une
quelconque émotion chez toi. C’est pour ça que je t’ai quitté. Pour t’en faire vivre.
Pour que le lion surgisse en toi, émette un rugissement, fusse-t-il timide,
pour te ramener auprès de moi. La puissance de l’émotion révèle la teneur de la
perte. À ce compte, je n’ai pas totalement échoué. Ce que je n’ai pas saisi sur
le moment, c’est que je n’étais peut-être pas l’unique cause de tes méandres,
même si tu ne me l’as jamais exprimé clairement. J’avais droit à une
explication.
Si je t’écris ce soir, même si c’est dans
mes pensées, c’est pour te dire que oui, je pense encore à toi. J’ai honte de
te l’avouer. Pendant des années, j’ai cru avoir surmonté ce deuil. Puis,
sournoisement, lorsque le jour se calmait, tu revenais me visiter telle une
entité d’un monde parallèle. Alors je préfère te le dire, j’en ai marre de me
cacher.
Je n’ai pas
rêvé. Tu m’as aimé au-delà de toi-même. La vérité c’est que j’avais peur de
m’engager jusqu’au bout par crainte que tu me fasses mal. C’est exactement
l’inverse qui s’est produit. Si je l’avais fait, je t’aurais aimé à la folie.
C’est ironique puisque c’est justement parce que j’ai refusé de m’engager
volontairement que je me retrouve aujourd’hui avec mes sentiments inassouvis.
J’erre en amour comme on erre vers une paix incertaine.
Tu te souviens
comment je pleurais dans les mariages? Au contraire des autres, je ne pleurais
pas de joie, je pleurais parce que j’entrevoyais la fin de leur relation et je
me disais que cette froideur qui les réveillerait un matin, alors qu’ils
seraient deux étrangers dans un même lit, était pour moi si glaciale que des
années de bonheur ne peuvent rivaliser avec la fin d’un amour qui meurt à
petits feux. Ça me vient de mes parents, tu le sais, le seul souvenir que j’ai
d’eux ensemble, ce sont les yeux rouges de ma mère qui se détournent de mon
père pour masquer sa tristesse. Tu ne l’as pas vécu Vincent, tu étais dans un
foyer entouré d’amour. Tu m’as écrit avoir eu un choc quand j’ai déménagé. Tu
dis avoir passé des semaines entières à pleurer. Pourquoi n’as-tu jamais
compris que ce que j’attendais, c’était la même chose que toi? Je ne suis pas
partie pour te quitter Vincent, je suis partie pour mieux revenir, dans une
relation plus profonde, plus investie, où le mot partage aurait désormais sa
place. Une relation d’adulte, pas un amour de jeunesse. Pourquoi n’as-tu pas su
me décoder, toi qui lisait pratiquement toujours dans mes pensées? Tu t’es
rendu compte du monstre que j’étais, c’est ça? Et bien j’ai des nouvelles pour
toi, cette fille égoïste qui croit que tout lui revient de droit, je l’ai enterré
en te quittant. Sauf que ce soir, j’ai rendez-vous avec elle.
As-tu évolué?
Lorsque je pense à ce que tu es peut-être devenu aujourd’hui, j’ai de la
difficulté à t’imaginer autrement. T’arrive-t-il de penser encore à moi? Les
soirs où le quotidien t’étouffe, est-ce que je me fraie une petite place jusque
dans tes pensées? J’aime croire que oui. Le problème, c’est que je suis
certaine que tu m’imagines telle que j’étais, alors pour faire la paix tu te
dis, « ça ne vaut pas la peine, elle est restée cette femme-enfant
incapable de vieillir ». Dégouté par cette vision, tu te détournes à
nouveau de moi.
Je te donne
raison, j’étais immature. Je t’ai laissé, toi, un homme en devenir très bien,
pour quoi au fond? J’en avais assez de cette vie Vincent. Toi et moi, cadenassés
à l’appartement miteux de nos vingt ans. Je voulais sortir de là, pas
nécessairement de nous. Quand je repense à cette maison qui tombait en
décrépitude, à ce loyer qu’on payait une bouchée de pain, à ses souris qu’on
devait constamment chasser, j’étais simplement terrorisée à l’idée d’être
emprisonnée là avec toi pour le restant de mes jours. Nous étions pauvres et
nous avions maintenant trente ans. À vingt ans, la pauvreté c’est enivrant. À
trente ans, ça se transforme en habitude, à quarante, c’est devenu
insupportable. Tu te souviens la fois où tu n’avais pas de travail, moi non
plus et je t’avais demandé ce que nous allions devenir? Tu avais été
insensible, tu te protégeais, moi j’étais à tes pieds, pleurnichant dans ma
robe de chambre dans un mauvais scénario de court-métrage étudiant. Ce jour-là,
j’ai eu peur que le restant de notre vie ressemble à ça. J’avais envie de
mieux. J’étais pleine d’aspirations, pleine d’ambitions, et c’est comme si,
près de toi, je n’avançais à rien. J’en suis venue à me dire que c’était
peut-être ta faute, ton influence, ou celle de ta famille. Tes parents,
Vincent, me donnaient l’impression qu’ils t’avaient élevés pour un petit pain
et que tu t’en contentais. Lorsque tu as fini par te trouver un emploi, tu as été
engagé pour un salaire dérisoire que tu as accepté sans dire un mot, par
asservissement. Moi, je rêvais grand. Avec toi, ma perspective en tant
qu’artiste se rétrécissait chaque jour. Tu étais toi-même désillusionné et tu
ne pensais pas que je pouvais réussir. Tu me l’as même dit un soir tout
bonnement, tu te rappelles, en préparant le souper? Tu ne croyais pas que
j’avais du talent. Tu ne voyais pas comment j’allais réussir, vu mes capacités
artistiques somme toute assez ordinaires. Tes mots, je les ai reçus comme une
entaille dans ma chair vive, à l’aide de ton plus petit couteau, celui que tu
gardes pour les grandes occasions. Comment as-tu pu me faire ça à moi, alors
que c’était toi l’artiste raté, le plus mièvre des deux? Ce soir-là, quelque
chose s’est brisé.
Je savais
qu’avec toi, je ne pouvais pas tout avoir. Je pouvais être heureuse, oui, mais
tout aussi tourmentée. Je suis devenue quelqu’un d’accompli Vincent. J’ai
démarré mon entreprise et les fins de semaines, je me réfugie dans l’écriture.
J’ai même publié un livre. Oui, j’ai publié pour la postérité. Ça parle un peu
de toi, le savais-tu? Est-ce que ton meilleur ami Mathieu t’en a glissé un mot,
lorsque je l’ai croisé au hasard d’une rue, l’été dernier? Il m’a révélé que tu
avais déménagé dans cette ville où je réside maintenant, à deux pas de chez
moi. Je ne t’ai jamais croisé et j’anticipe autant que j’appréhende le jour où
ça arrivera.
Le jour où je te
verrai avec elle, je la trouverai sûrement belle et épanouie. Passes-tu des
après-midis avec elle, comme tu le faisais avec moi, à discuter au lit entre
les moments où l’on se faisait l’amour de façon passionnelle? Je n’ai jamais
retrouvé celui que j’ai perdu dans mon lit. Ta peau suave qui me goûte, ta
bouche qui me suce, qui me fait chavirer. Cette façon à toi de me faire l’amour
que tu as reproduit auprès de chacune depuis, telle une partition parfaite pour
ligoter les filles dans tes filets. Je t’en ai voulu de m’avoir tout raconté de
tes histoires de cul alors que nous n’étions plus ensemble. J’étais jalouse de
ces filles qui goûtaient à ta médecine alors que moi, j’en étais dorénavant
privée. Et cette fois où on a fait l’amour à répétition après notre séparation.
J’étais certaine que je te tenais à nouveau. Je ne t’ai jamais pardonné de m’avoir
utilisée puis jetée alors que j’étais si vulnérable. Je t’écrivais sans cesse
pour te reconquérir. Tu me disais d’arrêter, que j’étais trop intense, que tu
avais besoin de réfléchir, que le temps allait te ramener vers moi si c’était
notre destinée. Tu avais eu trop mal… Je t’expliquais dans ces lettres ce que
je peux mieux comprendre aujourd’hui :
Je suis partie aussi parce que j’avais besoin de me retrouver. La crise
de la trentaine sans doute. Je voulais travailler, oui mais faire quoi? Je
voulais une famille, oui mais avec toi? Je voulais des amies, oui mais pas
elles. Je voulais une maison, oui mais pas la nôtre. Tout ce que je réussissais
à toucher à l’époque, c’était au vide de mon existence. Le néant après des
années fastes. J’ai paniqué.
La première fois
que j’ai fait l’amour après nous, c’était si libérateur que j’ai joui haut et
fort sans rougir. C’était avec un de tes amis de la troupe, tu sais, celui que
tu n’aimes pas? Il m’a prise par derrière dans sa loge, c’était quelques jours
seulement après notre séparation. Pourquoi lui? Sans aucun doute parce que
c’était lui qui pouvait le plus me rapprocher de toi. Avec lui, je touchais
enfin à tout ce qui pouvait te faire réagir, te révolter, parce que je ne
réussissais même plus à soulever ton regard lorsque je défilais dans le couloir
en petite tenue. Tu avais cette manie de toujours mettre un frein à tes
pulsions. Comme si tes parents judéo-chrétiens te poursuivaient une fois sur
deux dans notre chambre à coucher.
Tu n’as jamais
eu cette facilité à être heureux. Tout comme moi. Nous sommes du même sang, de
la même étoffe, de la même écorce. Pour pallier à ça, je t’entraînais dans les
bois, où simplement assis là, toi et moi, sur le bord d’une chute, nous
faisions la paix avec nos esprits trouble-fête. C’était nos moments de grâce et
bizarrement, nous en vivions souvent.
Avec Philippe, je
suis la plupart du temps heureuse sans être comblée. Après toi, j’avais fait
une liste. Elle faisait deux pages. Il a tout ce que je recherchais. Il est
gentil. Ce n’est pas un artiste raté. C’est un musicien et un producteur
d’albums. Philippe a toujours cette lueur au fond des yeux, celle d’un petit
garçon qui s’émerveille de tout. Au fond de lui, c’est un idéaliste, mais avant
tout, c’est un homme. Un homme d’action. Il me sécurise, me protège, surtout
contre moi-même. C’est un être bon jusqu’à la dernière goutte. Je ne pensais
pas après toi pouvoir retrouver un amour qui rivalise avec le nôtre.
À nos débuts,
après plusieurs rencontres passées à le faire valser avec toi dans ma tête,
nous sommes allés faire du canot sur le lac St-Louis quand le déclic s’est
produit. Ce même déclic que j’ai eu avec toi après quelques heures à discuter.
Il m’a lancé une phrase, je crois que c’était, je ne serai jamais ton appât. J’ai ri. Il abandonnait la
bataille. Il me livrait à moi-même, me laissant seule avec mes démons,
délivrée, mais enchaînée. C’est à ce moment que je me suis dit qu’il valait
mieux que je sois enchaînée à lui, que c’était sûrement le plus salvateur des
châtiments. À partir de cet instant, je ne pouvais plus le quitter. Parce qu’il
renonçait à la possibilité que nous soyons un couple, je ne voulais qu’une
chose, être avec lui. Nous avons passé le plus formidable des après-midis à se
chamailler pour savoir qui ramait le plus vite, et bien sûr, il a gagné.
Je me sens bien
en sa présence, mais elle manque cruellement de toi. C’est un peu trop simple
pour être ça. Lorsqu’il me fait l’amour, je me surprends à le guider pour qu’il
me caresse comme tu le faisais. Il n’a pas ton aisance. Il ne sait pas quoi
faire de ses mains. C’était naturel chez toi, à moins que ce soit moi qui t’aie
tout montré? Quand je lui dis comment je veux qu’il me touche, ça le blesse
profondément. Il se replie dans son mutisme, il pleure parfois. Je ne fais que
l’éloigner. Nos rapprochements s’espacent et je me reproche de lui avoir parlé.
L’odeur de sa peau s’apparente à la tienne. La première fois que j’ai entendu
sa voix, je l’ai trouvé si douce que j’ai lubrifié. Elle a quelque chose de ton
timbre, elle a ta sensibilité. Jamais je ne prononce ton nom car lorsque je
l’ai fait, juste à la façon dont ma voix traîne sur la dernière syllabe de ton
prénom en l’évoquant, je sais qu’il sait.
Tu te rappelles
lorsque nous nous sommes rencontrés? Je t’avais demandé de me kidnapper pour la
nuit. Je me disais que si notre histoire n’en était une que d’une seule nuit,
ce serait sans aucun doute la plus belle de ma vie. N’est-ce pas ironique? Moi,
la fille à fleur de peau qui ne veut pas s’engager, celle-là même qui a peur
qu’on prenne son cœur en otage, j’étais prête à troquer une nuit dans tes bras
contre une vie loin de toi en autant que je puisse me remémorer ta peau
délicate, voluptueuse, jusqu’au jour où mon souffle rejoindrait la terre.
Il y a quelque
chose d’entier dans le geste de vouloir s’unir, ne serait-ce que pour l’espace
d’une nuit... C’est toi qui m’a freiné. J’ai su plus tard que tu n’avais pas
profité de la situation parce que tu avais senti que tu venais de faire une
rencontre importante, peut-être même déterminante.
J’ai encore ce
côté sauvage, à ne pas capturer, mais longtemps après toi j’ai souhaité une
existence normale. Tu sais, celle des petits couples qui mènent leur
train-train quotidien et qui vont à l’épicerie le dimanche en vue de cette
semaine terre-à-terre qui les submergeront? Je rêvais de l’extraordinaire banalité
de l’amour. Je l’ai eu.
Seulement, je
n’ai pas retrouvé notre complicité. Celle de nos fins de semaine où nous partions
à l’aveuglette avec notre voiture toute rouillée pour n’emprunter que des
chemins, pas de destination. Nous étions bien ainsi, musique à fond de train, à
s’enflammer pour un rien. Puis, nous arrêtions en bordure de la route pour
savourer une crème glacée avant de rentrer à la noirceur, et nos idées
bifurquaient vers des éclats de rire grâce à cette promiscuité retrouvée après
des jours à vagabonder chacun de notre côté. C’était la vingtaine. Tout était
encore permis. Depuis, je n’emprunte que des dead-end.
J’ignore
pourquoi, mais je n’arrivais pas à te voir comme le père de mon enfant. Chaque
fois que j’y pensais, c’était comme si j’étais avec un être pour qui
j’éprouvais un peu de pitié. Tu aurais été un ami avec qui j’aurais eu un
enfant. Il aurait été le dernier soubresaut de notre amour chancelant.
Je pose enfin à
nouveau le regard sur ce petit être qui me comprime la poitrine. Elle est d’une
beauté diaphane, naïve, vierge de toute page noircie. Émilie s’est endormie. Je
vais bientôt me laisser entraîner moi aussi. Juste une petite chose avant de
partir : Je me suis mariée.
La fille qui avait peur de l’engagement s’est liée à son
destin. Nous avons célébré notre mariage à l’île Perrot, tu sais, dans cette
charmante église qui surplombe le lac St-Louis, celle-là même où nous avons
passé beaucoup de temps enlacés, dans le cimetière protestant? C’était une
journée magique. Philippe ne m’a pas quitté des yeux, il était si heureux, si
fier. Je me sentais comme son trophée et j’en étais flattée. Un trophée, ce
n’est pas un bibelot quelconque. Le soir de nos noces, sur la piste de danse,
j’étais convaincue que j’avais fait le bon choix.
Quelques mois
plus tard, nous avons eu notre première chicane. Nous étions en voiture, en
route vers un rendez-vous important mais en retard par ma faute. J’avais dirigé
Philippe vers le mauvais chemin, ce qui n’avait fait qu’augmenter son anxiété.
Rien n’a changé, je suis toujours en retard sur les autres et je choisis
volontairement le chemin le plus cahoteux. La facilité, je ne connais pas. Nous
avions ça en commun. Dans une pulsion instinctive, j’ai ouvert la portière et
je suis sortie pour me sauver. Quelques secondes plus tard, une auto arrivant
de je ne sais où a englouti ma portière, du côté passager. Philippe s’en est
tiré avec quelques éraflures et moi j’ai failli m’évanouir dans le fossé. Si
j’étais restée à ses côtés pendant qu’on se disputait, je serais morte. Alors j’ai
su : ma pulsion de quitter était la bonne. Une vie à deux, c’est une
bataille constante. On peut au moins choisir avec qui on souhaite lutter.
Cet après-midi-là,
il m’a confié qu’il n’était pas certain que j’aurais pris soin de lui s’il
avait été blessé, alors que lui aurait tout mis de côté pour s’occuper de moi.
Tu vois, finalement, je n’ai pas tant changé que ça. Je suis toujours cette
fille qui fait passer ses intérêts avant ceux de l’être aimé. Si un jour il
fait preuve d’un désaveu envers sa femme, je saurai que c’est parce que je le lui
ai permis. Je n’avais pas compris ça avec toi. Cet épisode m’a fait réaliser
qu’il n’existait pas de mieux à notre relation, il n’existe que des
comparaisons.
Je ne sais pas
comment aimer. Lorsque je n’ai personne, je cherche quelqu’un désespérément pour
me détourner de mon angoisse de vivre, de ma sensibilité qui peut être lacérée
à tout moment parce que je n’ai aucune protection. Je suis un oiseau sans
plumage. Pourtant, je ne t’ai pas choisi par dépit, Vincent. Je te voulais toi.
J’admirais ton port noble, distingué, ta façon de te tenir comme mon
grand-père, cette manière de t’exprimer, d’être articulé comme lui. Tes lèvres
pulpeuses, je voulais tant y goûter. Ta voix posée, tes mots susurrés à mon
oreille, la chaleur de ta nuque, ton cuir chevelu. J’aimais ton côté
insaisissable, ta façon de percevoir le monde et les autres avec perspicacité
et intelligence.
Malgré cela, je
n’ai jamais su comment t’aimer. J’aime qu’on m’aime. J’ai ce besoin fondamental
d’abord. Comme si le fait que quelqu’un m’aime justifiait que je ne fasse
aucune concession sur ce que je suis. Lorsque je me retrouve seule, je doute
constamment. En couple, je doute moins. C’est comme si soudainement l’autre me
donnait ses ailes et se privait des siennes. Avec elles, je fais ce que je veux,
je butine, j’accomplis mes rêves, tous les projets que je n’aurais pu accomplir
autrement sauf que je les réalise seule, car je ne me soucie pas du fait que
l’autre à mes côtés est malheureux de ne plus pouvoir voler. Mais vois-tu, je
ne sais pas comment il serait possible de voler ensemble, en communion. Je n’ai
pas d’ailes et je ne sais comment en fabriquer.
Il y a une chose
que je n’ai jamais comprise. Je me souviens d’un matin où ton appel m’a
réveillé. J’étais avec Philippe. J’ai reconnu ton numéro et je me suis isolée
dans les toilettes. Tu revenais de chez elle, tu avais dormi là. Tu avais fait
ce rêve où nous nous balancions tous les deux, dos au vent, le visage tourné
vers l’océan. Tu voulais savoir si j’allais bien. Je t’ai répondu que oui. Tu
m’as dit que tu avais envie de me revoir.
Puis, la conversation a bifurqué, nous avons pris des nouvelles chacun
de l’autre et à la fin, j’ai accepté ta proposition. Tu ne m’as jamais rappelé.
Pourquoi?
Lorsque je me
ballade avec Émilie tout contre moi près du fleuve, je m’attendris toujours
lorsque je vois de vieilles personnes se tenir par la main. Il y a une parcelle
de moi qui y croit encore…
Parfois je pense
à ton fils, à l’âge qu’il aura cette année. Je ne peux m’empêcher de le
personnifier dans ma tête, te ressemblant. Bouclettes châtaines, yeux verts
perçants, admirablement beau. Il sera costaud, c’est sûr. Je penserai à lui
tous les ans, à chaque étape de sa vie. Je ne peux m’empêcher de l’aimer.
Je ne puis
continuer ainsi… Il est temps maintenant d’éteindre cette lumière accablante
sur mon passé. J’ai une vie qui m’attend, des êtres à prendre soin. Je vais
tenter de faire mieux.
Préoccupée comme
je suis, je ne verrai pas la vie passer. Mais si un jour tu t’avisais de
repenser à moi sans amertume, sache que je serai toujours là, quelque part, à
observer l’obscurité avec toi.
D’ici là,
j’écris pour survivre.