22 juin 2018


Je viens de passer la journée avec ma mère et mon fils à Sorel. Mon petit de presque 6 mois a amusé tous les passants au parc où nous nous trouvions en tentant de ramper, tel un bambin qui apprend à nager en faisant la danse du petit chien. Puis, nous nous sommes déplacées vers le nouveau restaurant gastronomique du coin, celui dont tout le monde parle et dont la terrasse surplombe le St-Laurent. Nous avons assisté à un magnifique coucher de soleil, mon ti-loup s’endormant avec son plus beau visage, celui d’un ange, dans les bras de sa grand-mère émue. J’ai pris une photo. Tsé, le genre de journée parfaite d’un congé de maternité « rêvé »?   
Vendredi soir 21h. Je roule vers Montréal, avec en tête la sérénité de ce jour béni. La radio est allumée, comme toujours. Au micro, René Homier-Roy interviewe Anthony Kavanagh pour un « Grand entretien ». Kavanagh me laisse plutôt indifférente, mais je m’ennuie tellement d’Homier-Roy, de sa verve, de son élocution, de ses connaissances, que je remets mon cd de la trame sonore de This is us dans son boîtier, et je file à vive allure dans cette nuit qui s’assombrit.
Soudain, le bulletin de nouvelles. Je me fais happer. De plein fouet, pour ainsi dire. Pas par une voiture, non. Mais par une nouvelle qui n’en est pas une. Par un drame, celui d’une vie, car je n’aime pas le mot « tragédie », qui s’applique selon moi à des événements beaucoup plus graves, comme la mort d’une cinquantaine de personnes à Lac-Mégantic, en raison d’un train en furie… Nous dénaturons souvent le mot « tragédie ». Sauf qu’ici, l’utilisation de ce terme me paraît justifiée.
Un homme a oublié son bébé de 6 mois sur le siège arrière de sa voiture. Il s’est rendu à son travail en oubliant de le déposer à la garderie. Une histoire qui est malheureusement en train de devenir un classique dans notre monde de fous. La journée fut outrageusement chaude et ensoleillée pour ce petit. Aucune chance de survivre.  
J’ai reçu un coup au cœur. J’ai senti une panique m’envahir. Habituellement (oui, je dois écrire, « habituellement »); lorsque j’entends ce genre de nouvelle, j’ai de la peine pour le papa, mais je passe relativement vite à autre chose. Quelques minutes suffisent. Là, c’est différent. Je suis devenue mère pour la première fois, à quarante ans cette année. Depuis mes dix-sept ans, je conduis sans rejetons dans ma voiture. Plus de la moitié de ma vie, j’ai roulé sans « bébé à bord ». À ce jour, je regarde toujours en direction du siège arrière afin de vérifier si je n’ai pas oublié fiston et sa coquille quelque part. C’était ma plus grande hantise les trois premiers mois de sa vie. Mon fils ne va toujours pas à la garderie. Je dois cependant avouer que je ne calcule plus les fois où j’ai oublié de boucler sa ceinture en le replaçant dans son petit siège au sortir d’un rendez-vous...
Voici ce que j’aimerais dire à cet homme : Tu es mon héros. Toute ta vie, tu auras à te battre pour ne pas tomber de nouveau. Toute ta vie, tu auras à te débattre pour rester debout. Ce que tu vis, ça aurait pu arriver à une maman aussi. Ce n’est qu’une question de temps avant que ça arrive à l’une d’entre nous.
Samedi après-midi, 15h. Je pense encore à toi. J’imagine que tu n’as pas dormi de la nuit. Tu es si meurtri que tu n’as rien avalé depuis hier soir. Tu as un de ces mal de cœur qui te tient rivé devant le bol de toilette, agenouillé. Rien ne sort de ta bouche. Tu es vidé, épuisé. Tu te relèves péniblement, engourdi, ton corps a rendu l’âme, mais pas ta tête. Tu n’oses pas confronter ton visage à celui du miroir de peur d’y croiser les traits d’un meurtrier. Tes yeux sont éteints, tu le sais, pas besoin de vérifier. Tes yeux sont éteints comme ceux qu’avaient ton bambin lorsque les ambulanciers lui ont ouverts les paupières. Tu n’oublieras jamais cette image. Ta course folle pour revenir à la garderie, ton bébé dans tes bras, et surtout, surtout, ses petits membres inanimés, fatalement mous, pendants sur tes avant-bras et te fouettant au passage en guise de dernière caresse. Tu n’oublieras jamais cette sensation. Tu as cette crainte de t’endormir et de rêver en boucles à ces moments absurdes où tu suppliais ton bébé de se réveiller. Tu ne sais plus ce que tu lui disais, mais tu te souviens que c’était une longue imploration, qui t’a paru au final n’être qu’un interminable cri. Lorsque tu t’es rendu à l’évidence que ton bébé était mort à cause d’un oubli, tu t’es recroquevillé sur le plancher de la garderie. Tes jambes t’ont lâché, le souffle te manquait. Tu respirais superficiellement. Tu n’y croyais pas. Pourquoi cela arrive-t-il à moi? Tu te sentais comme le pire des crétins. Tu pensais que tu allais te réveiller, comme dans le plus mauvais des scénarios de films. C’était la seule chose à espérer. Même ta blonde n’a pas réussi à te pincer assez fort pour que tu émerges du pire des cauchemars. 
Bientôt, tu devras retourner chez toi, affronter cette maison si pleine de vie la veille, étouffée par le deuil aujourd’hui… Ça ne peut pas être comme ça, la vie. Ce n’est pas possible. Une journée, tout te sourit, et le jour suivant, ton existence s’écroule. Une chance que tu peux compter sur ta blonde. Elle te répète, malgré ce trou énorme dans son ventre, que ça aurait pu arriver à n’importe qui, que tu n’es pas le pire des crétins. Vous êtes deux dans cette épreuve, malgré l’entaille géante, malgré la plaie béante dans ses entrailles. En dépit de cette peine incommensurable, elle tente tant bien que mal d’être celle qui garde le fort érigé, malgré son plus beau drapeau en berne. L’équipe de professionnels qui vous a accueillis à l’hôpital a sagement conseillé à ton amoureuse de ne pas faire la forte. Elle doit vivre son deuil sans l’ombre du tien, car sinon, tôt ou tard, elle sombrera. Elle le comprend mais elle ne peut suivre cette recommandation pour l’instant. Elle seule peut te comprendre. Elle seule peut saisir la cruauté de chaque larme que tu verses. Elle en versera, elle aussi, des larmes de rage, de colère, mais contrairement à ce que tu t’imagines, ce n’est pas à toi qu’elle en voudra. C’est à la vie. À cette chienne de vie qui nous reprend, de quel droit, une vie qui était nôtre. Ce corps, nous l’avions fabriqué avec amour après tout, et nous avions mis au monde son âme en la chérissant et en la célébrant chaque jour depuis sa naissance. Une injustice sans nom pour un moment d’oubli, très cher payé.
En revenant à la maison, après ce court séjour à l’hôpital, vous serez blessés par la vue de tous ces jouets qui traînent. Pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, vous ne pourrez vous résoudre à entrer dans la chambre de votre enfant. Vous fermerez sa porte le cœur lourd, grièvement endolori. Vous longerez le couloir sans même daigner jeter un coup à cette ouverture qui s’est refermée sur vous. Vous vivrez avec des souvenirs. D’abord, ces jouets sur le plancher que vous ramasserez. Ensuite, ceux dans votre tête qui n’en sortiront jamais. Vous résisterez à l’envie d’ouvrir votre cellulaire pour contempler des photos de votre nourrisson. Il vous arrivera bien sûr de ces moments où vous serez pris d’une irrésistible envie de visionner une vidéo de votre bébé, comme pour vous convaincre que vous n’avez pas rêvés…
Vous aurez beaucoup de soutien. Mais une fois les déchirantes funérailles terminées, vous vous sentirez plus seuls que jamais. Votre tourment sera à son apogée, parce que ce n’est pas parce qu’on ferme un cercueil qu’on referme un livre, encore moins une histoire.
Vendredi matin, 29 juin. Déjà une semaine que votre bébé vous a quitté. Il avait 6 mois, tout comme mon beau Guillaume. À 6 mois, le caractère du petit bout de chou qu’on a sous les yeux est déjà formé. Sa personnalité se dessine, s’imprime en nous. C’est peut-être ce qui nous afflige le plus, au final. C’est un être à part entière. Une âme bien définie. Prenez mon fils. Il ne s’en laisse pas imposer. Sous son sourire crasse, je devine un être curieux, allumé, à la fois persévérant, impatient et susceptible. Ses yeux sont expressifs, c’est comme s’il m’avait toujours parlé alors qu’il n’a jamais dit un mot. Au moment où j’écris ces lignes, il saisit ses pieds en poussant de petits cris victorieux. Puis, il se détourne la tête et admire un lion imprimé sur son tapis d’éveil, dont il essaie en vain de s’emparer, la bouche grande ouverte. C’est plus qu’une vie. C’est un tout petit bout d’humanité.
Si mon fils mourait demain, je ne pourrais me résoudre à ne plus caresser sa petite tête brune dont l’odeur me remémore à la fois le parfum de la poudre pour bébé autant que la subtile douceur d’un assouplisseur. Non, je ne pourrais me faire à l’idée de ne plus chatouiller cette peau veloutée qui me rappelle celle de mon amoureux. Je ne puis non plus me soustraire de la vue de son regard, le soir, lorsque je lui offre son dernier biberon. Ses yeux se font intimidants, tant j’ai l’impression qu’ils m’observent avec la perspicacité d’un adulte clairvoyant. Je serais incapable de lui cacher un secret. Il sonde si bien mes profondeurs…
Je ne comprends probablement que le un centième de la détresse que vous vivez mais ce que je comprends, c’est qu’un court moment, cet enfant aura régné sur votre vie et que vous ne pouvez rien effacer, ni corriger.
Votre peine sera toujours la même, mais curieusement, vécue à divers degrés selon les mois et les saisons qui passeront. Puis, un de ces jours, vous rirez à nouveau. Tous les deux, ensemble. Et vous aurez une pensée pour votre petit, puisque ce sera la première fois que vous riez depuis cette tragique fin d’après-midi. Un sentiment de culpabilité s’emparera de vous. Ce rire sera suivi d’un sentiment de brûlure à la poitrine. Votre vie reprend ses droits, sans ou avec votre consentement.
Vous aurez peut-être un autre enfant. Je vous le souhaite. Vous méritez d’être heureux. Accrochez-vous bien. La venue d’un autre poupon fera surgir de nouvelles émotions jalousement enfouies et qui jaillissent je ne sais d’où…
Ta conjointe et toi, vous téléchargerez sur votre cellulaire cette nouvelle application dont tout le monde parle, afin de ne plus jamais oublier l’inoubliable. Mais entre vous et moi, en aurez-vous vraiment besoin? Non, pas cette fois-ci. Vous êtes mes héros. Vous affronterez avec courage et résilience chaque étape, main dans la main. Vous résisterez aux pronostics qui veulent que la plupart des parents qui vivent la perte d’un enfant se séparent. Vous ne marcherez plus jamais ensemble de la même façon, mais vous avancerez, car après tout, à quoi vous serviraient d’enterrer deux autres vies? 
À un tournant de votre parcours, ce chapitre sera derrière vous. Vous aurez peine à le croire. Vous penserez à lui chaque jour de votre existence, mais il ne vous arrivera plus que d’en parler quelques fois par année, comme un roman qu’on ouvre et qu’on referme à l’endroit exact où l’on a cessé notre lecture, parce que notre cerveau est saturé de cette écriture qui commence à s’embrouiller.
Je vous souhaite une belle seconde partie de vie. Avec tout mon respect,
Julie

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