Bienvenue aux Jardins Lusignan





C’est sur cette pancarte peinte à la main en bleu et mauve par mon voisin Pierre, qu’on peut lire cette inscription qui fait office du début de ce lopin de terre paradisiaque. À l’intérieur de cette enceinte, la chaleur du décor n’a d’égal que sa tranquillité et les couleurs du paysage ne ternissent jamais, même l’automne venant à ma porte. Un cadre enchanteur certes, une presqu’île mythique entourée d’un centre-ville effervescent.

Il s’agit de mon abbaye, de mon lieu de pèlerinage où je refais mes forces depuis ma séparation. Je puise mon énergie à même la sève qui coule dans les bouleaux. Comme si ce n’était pas assez, le contact avec la nature, dans cet épais brouillard de nos vies qui se pressent, réussit à alimenter toute une communauté par sa gaieté de cœur qu’elle nous apporte invariablement. Les jardins Lusignan sont le secret le mieux gardé de Montréal…

Lorsque j’y suis venue la toute première fois pour visiter l’appartement du troisième étage, j’ai prié tout bas que celui-ci me plaise, car sa ruelle verte a des allures de jardin féérique aux boisés parfumés. J’ai même cru y apercevoir un lutin le premier soir que je me baladais… Et que dire de la variété de fleurs et de plantes qui s’y retrouvent, poussant librement au gré du mistral et de son jardinier anglophone? Il se dédie la saison venue à son espace comme on entre en religion et son jardin me rappelle d’ailleurs les jardins anglais de jadis qui font la gloire de mes matins. Ici, lorsque je prends un café sur mon balcon s’apparentant à celui de Roméo et Juliette, je me croirais à Vérone. D’abord, parce que mon café se métamorphose en expresso aux riches saveurs européennes. Ensuite et surtout, parce que le spectacle de l’évolution du jardin se déroule subtilement sous mes yeux jour après jour. Les deux bâtisses datant du 19ième siècle qui m’enveloppent ajoutent au relief italien du portrait, avec ses fenêtres persiennes et ses escaliers mitoyens. La cour intérieure chatoyante, remplie de vignes et de roses matinales vit en communion avec les bâtiments de l’ancien propriétaire latin. Un peu plus et on se croirait dans Un été en Provence, surtout que les voisins ont une importance capitale sur ma qualité de vie…       

J’ai le sentiment qu’après le 11 septembre, ce petit bout de paradis a pris tout son sens… J’y vis à l’abri des intempéries, dans un univers humaniste non-loin de l’utopie.

Ici, la guerre des langues observe une trêve. On y parle aussi bien le français que l’anglais. De ma voisine Lucie, prof d’histoire de l’art, à mon voisin Pierre, l’ébéniste, en passant par mon voisin Dan, prodige des jardins anglais et peace and love assumé (la senteur de son joint du dimanche embaumant les fleurs est là pour en témoigner), j’ai officiellement une nouvelle famille. Ici, lorsque vous réalisez que vous manquez de beurre pour votre recette, vous n’avez qu’à cogner à la porte d’un voisin pour qu’on vous en offre, comme dans le temps où l’on ne se souciait guère de nos artères! Les relations ici sont plus que du bon voisinage : elles sont empreintes d’humour, de gratitude, de solidarité, d’entraide et d’écoute. Je peux toujours compter sur un de mes voisins pour trouver réconfort et conseils si j’ai un problème d’une quelconque nature, Bernard étant d’ailleurs le spécialiste en la matière avec son baccalauréat en philosophie.

Souvent, je le surprends se promenant dans notre illustre jardin les mains jointes derrière son corps voûté, tel un libre penseur en quête d’une nouvelle idée. Il m’arrive de me joindre à lui pour une discussion enflammée autour de notre sujet de prédilection : les relations pour le moins complexes entre mars et vénus. Je me souviens une fois l’avoir interrompu dans ses rêveries afin de l’entretenir d’un garçon que j’allais rencontrer le jour suivant et dont je ne savais que le prénom! C’était une rencontre imposée par mes voisins Maxime et Karen, j’étais terrorisée! Me voyant ainsi, Bernard m’invita à monter dans son refuge ou je découvris des antiquités côtoyant la lumière avec magnificence, ce qui eut pour effet d’apaiser mon esprit. Nous prîmes le thé et ma séance de thérapie débuta aux confins de son bureau et de ses plans d’urbanisme qu’il peaufinait pour la mairie de l’arrondissement. Nous terminâmes en faisant du yoga sur son tapis turque et par une méditation transcendantale dans le jardin où il m’avoua que s’il avait eu vingt ans de moins, je n’aurais pas eu besoin de me tracasser au sujet d’un insipide rendez-vous galant puisque je serais déjà prise. Un jour, ma voisine Sophia la globetrotteuse et moi, sachant qu’il était cloué au lit par une bête maladie passagère, avons décidé d’un commun accord de lui concocter des petits plats afin d’alléger ses souffrances. Il a trouvé le moyen de nous remercier plus tard par un bouquet de muguet et des légumes de son jardin. Ici, l’individualisme est dépouillé de ses droits.

Ce qui décrit probablement le mieux ce paysage bucolique, cette bouée de sauvetage dans une mer urbaine, ce bois dormant dans une ruelle fantastique, ce sont ses contrastes : celui de la campagne au beau milieu de la ville, quelques pâtés de maison qui résistent à un parc industriel qui s’étend, le bruit du jour négocié à la ville en échange d’une quiétude de soirs d’été, la menace des marteaux-piqueurs près du canal creusant des cages à lapin pour hommes qui nous maintiennent en vase clos.

Vivons-nous sur du temps emprunté? J’aimerais croire que non, nous saurons résister, même s’il faut pour cela qu’ils nous enlèvent encore un bout de terrain…  

Une parcelle de terre volée autant à nous qu’à Bobby, le lion dans la tamise, l’emblème de notre jardin sous forme d’allégorie, notre totem et nos armoiries en quelque sorte. C’est lui, notre chat Bobby, même s’il est un peu rustre et nigaud. Sa laideur n’a d’égal que son amour des fleurs. Il en broute plus souvent qu’à son tour, au grand désarroi de notre jardinier Dan. Non seulement Bobby est atteint d’un mystérieux cancer qui le fait paraître plus mince que son ombre, mais il a aussi un œil difforme et un autre qui louche, si bien qu’on a l’impression que même s’il nous observe, il ne nous voit vraiment jamais. Cet atout en est un de taille pour chasser la proie, art dans lequel il est passé maître. Il est le gardien de nos nuits étoilées, toujours à l’affût de victuailles qu’il dépose la rosée venue à nos portes.

Les animaux sont toujours les bienvenus aux jardins Lusignan. Les oiseaux qui peuplent nos mangeoires nous chantent des ballades et nous redemandons le refrain, tout aussi insatiables qu’eux. La ruelle est une foire à papillons béats où seuls, au fond, les écureuils ne sont pas invités puisqu’ils dévorent les récoltes du prolifique Bernard.

Dan le jardinier anglais est probablement la plus étrange des petites bêtes qui traînent par ici. C’est une sorte d’hermite pour qui le temps s’est arrêté aux années 70. Avec ses cheveux longs, ses lunettes de fond de bouteilles et son air mystérieux, Dan le vieux hippie mange des fraises dans le jardin de Bernard comme on fait du tantrisme. C’est le plus ancien locataire des jardins Lusignan. Son petit deux et demi mal famé est là pour en témoigner. Une abondance de plantes vertes l’oxygène à cœur de jour et bloque le vitrail de sa fenêtre, m’empêchant ainsi de commettre un impair en scrutant son intimité. Dan sait comment se faire pardonner, c’est lui qui prend soin de mes absences en ramassant le courrier, en nourrissant Bobby ou en s’occupant du compostage. Sa passion du jardinage, Dan l’a élevée à un niveau supérieur en étant l’artisan des jardins des plus somptueuses demeures de l’île, là-haut perchées sur la colline. Ne vous avisez toutefois pas de toucher à ses fleurs, il faut les admirer telles des œuvres d’art, sinon vous constaterez qu’il perdra rapidement cette voix flûtée aux accents zen au profit d’une sainte colère légendaire et il y a fort à parier que vous ne remettrez plus jamais les pieds aux jardins Lusignan…

Au-delà de tous ces petits moments d’éternité dont je tire l’essence, ce sont mes rapports à autrui qui restent les plus surprenants. Ici, sortir à l’extérieur pour faire une course banale équivaut à m’absenter au moins trente minutes, si je calcule le temps que je passerai à converser avec tout un chacun (même Dan peut être assez éloquent à ses heures)! Et pour être franche avec vous, ne soyons pas dupes, mon voisinage me donne parfois le sentiment d’être l’actrice d’un roman-savon où chaque jour apporte son lot de récentes nouvelles et de potins croustillants. Un jour, j’ai lancé une fausse rumeur à Karen la polyglotte pour voir l’effet que ça ferait dans nos chaumières et en moins de vingt-quatre heures tout le monde était au courant que je voulais écrire un livre avec pour thématique mes voisins!

Cela peut évidemment avoir des conséquences fâcheuses si vous invitez un nouveau copain à la maison et que vous tenez à garder cette liaison secrète jusqu’au jour où elle sera officialisée, mais les désagréments ne sont rien en comparaison des avantages. Car avoir Pierre à mes côtés pour poser mon air climatisé me fait aimer la vie plus que tout autre garçon qui tente de m’attirer vainement au lit.

Mais j’y pense, un des personnages centraux de mon futur livre serait sans aucun doute Sofia la designer de mode. J’y verrais bien d’ailleurs son appartement faire office de lieu d’ouverture sur le monde, avec ses objets tirés de ses nombreux voyages pour inspirer ses créations. Son appartement est teinté des costumes qu’elle dessine, il est à la fois kitsch et vintage. Toutefois, ce qui étonne le plus de son logement, c’est qu’elle vit en fait dans deux appartements. Mon logis occupe tout le troisième étage autrefois scindé en deux. Je préférerais pourtant habiter celui de Sofia juste en dessous pour toutes ses histoires fascinantes imprégnées dans les murs, gardiens d’un passé patrimonial majestueux avec ses boiseries d’autrefois. La rumeur veut que l’ancien propriétaire latin a abattu un jour le mur mitoyen sans compléter les travaux pour cause de mortalité. Si bien que Sofia vit au beau milieu d’un dédoublement de pièces : deux salons, deux cuisines, deux salles de bain et ainsi de suite. L’harmonie se crée (ou se défait) entre toutes ces entités lorsqu’elle fait retentir le bruit de sa machine à coudre, comparable pour les oreilles des murs au son qu’émet la fille de Pierre lorsqu’elle chante l’opéra…

Pierre et Lucie habitent l’immeuble voisin de même que Maxime et Karen. Cette dernière a fait le choix de ne pas avoir d’enfants puisqu’elle enseigne à des jeunes autistes qui lui demandent un dévouement de tous les instants. Cette décision la maintient dans une routine de 5 à 7 perpétuels en compagnie de Maxime auxquels je participe plus souvent qu’à mon tour dans un souci de déculpabilisation de mes voisins. Cependant, lorsqu’arrive le jour du recyclage, ne vous étonnez pas si vous passez par les jardins Lusignan de découvrir un amas de bouteilles d’alcool éparpillées ici et là dans nos différents bacs à recyclage… Ma thèse est que Karen n’arrive pas à assumer ses tendances alcooliques aux yeux des cols bleus.     

Au temps des récoltes, à la fin de la saison, nous nous retrouvons tous pour un souper communautaire dans notre ruelle verdoyante. Nous installons une table champêtre ou le vin nous enivre de son élan chaleureux dans nos conversations... Une pointe de magie me réchauffe le cœur en permanence dans ce décor que j’ai fait mien, où même les guides des plus beaux quartiers de Montréal s’arrêtent pour en vanter les vertus à leurs touristes en herbe. Ici, le mot magie a une nouvelle signification, il épouse le mot joyau dont on ne peut que vanter les mérites. Ici, il fait bon mieux vivre.

La paix du cœur m’enlace désormais, les nuages ont fait place à une lumière abondante dans mon existence et tout compte fait, je vais peut-être finalement l’écrire, ce roman sur mes voisins.      















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