Une grand-mère et sa chenille à poils


19 novembre 2014.

Cette date restera la dernière imprimée dans le livret bancaire de ma grand-mère… En ce jour maussade de novembre où les trottoirs montréalais étaient partiellement glacés, ma grand-mère de quatre-vingt-quinze ans fit une mauvaise chute en sortant de son institution financière.

Ma grand-maman était une femme exceptionnelle, et quiconque la rencontrait savait que c’était vrai. Yvette fut une femme en avance sur son temps, féministe avant l’heure, elle était tournée vers son prochain et possédait une ouverture d’esprit qui n’était pas donnée à tous. Foncièrement attachante et charismatique, son amour nous a bercé toute notre vie. Ma grand-mère voyait toujours le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide et faisait tous les jours preuve de reconnaissance envers la vie. Elle était douée pour le bonheur, un rien l’émerveillait.

Son gagne-pain en reliure de manuscrits et ses enfants ont dominé son existence, mais deux autres de ses souhaits les plus chers furent aussi exaucés : être admise à l’université et faire le tour du monde.

Mais en cette fin d’année, feu grand-papa Bob tentait de la rapatrier au bercail. Son admission à l’hôpital confirma une commotion cérébrale. Plus les jours passèrent, plus elle prit du mieux cependant, si bien que nous avons tous crus à une fausse alerte… Mais mon intuition me disait que je disposais de peu de temps pour lui présenter l’homme que je venais tout juste de rencontrer et qui je le savais, serait enfin le bon.

Si bien qu’un samedi soir dans sa chambre d’hôtel qui lui servait de chambre d’hôpital (la preuve qu’elle voyait toujours le bon côté des choses), elle fit la connaissance de mon cavalier, comme elle se plaisait à l’appeler, et mentionna plus tard à mon père qu’il lui avait fait bonne impression, ce dont je fus extrêmement soulagée. Avoir l’approbation de notre matriarche revenait à dire que j’avais l’autorisation du pape pour fréquenter Sébastien. Avant de quitter ce soir-là, alors qu’elle me salua affectueusement en me surnommant sa chenille à poils comme autrefois, je déposai sur sa table de chevet une orchidée mauve bleutée, elle adorait les orchidées et celle-ci lui tiendrait compagnie.

Quelques jours plus tard, mon père me téléphona pour m’annoncer que la santé de grand-maman périclitait : Une hémorragie cérébrale s’était soudainement déclenchée.

Pénétrer dans la chambre d’un mourant m’avait toujours effrayé jusqu’au jour où je connus mon initiation avec le décès de grand-papa quatre ans plus tôt et depuis, j’ai une fascination pour cette atmosphère de quiétude et de sérénité qui imprègne la chambre d’un mourant, lorsque ce dernier s’est résigné à quitter ce bas monde.

En ce jeudi soir, je vins la trouver alors que mon père la veillait toujours. Il avait passé la nuit précédente à somnoler dans le fauteuil à ses côtés et s’apprêtait à en passer une seconde dans ces mêmes dispositions. Nous étions sûrs d’une chose, Yvette ne voulait pas mourir seule. C’était une certitude, bien qu’elle ne l’ait jamais formulé clairement. Nous n’avions qu’à penser à grand-papa Bob pour entendre la voix de grand-maman résonner : Je ne veux pas qu’il meurt seul! La providence avait réalisé son voeu et mon père tenait à faire de même pour elle. Mais ses yeux rougis et ses paupières tombantes attestaient d’une lourde fatigue et comme grand-maman était consciente bien qu’incapable de parler, nous savions d’expérience que ce n’était pas pour cette nuit. Mon père se leva pour regagner son lit et me fit signe de faire de même : Je reviendrai demain matin, avait-il promis à sa mère en l’embrassant sur le front.

Je n’avais pas prévu me retrouver seule avec grand-maman, ce ne m’étais pas arrivée les jours précédents le décès de grand-papa Bob. Je profitai donc de l’occasion pour lui réciter un chapelet de gratitudes: à quel point elle avait été merveilleuse pour mon frère et moi alors que nos parents avaient divorcés, et qu’elle nous avait pris sous son aile pour nous honorer de sa présence bienfaitrice qui mettait un baume sur nos cœurs d’enfants tristes chaque fois que nous en sentions le besoin… mais également, comment par son exemple elle m’avait appris à tout mettre en œuvre pour réaliser mes rêves. Je lui avouai sans détour qu’elle était mon plus grand modèle sur cette terre et que je l’aimais, il va sans dire, jusqu’au plus profond de mes entrailles. Elle entrouvrit les yeux pour me regarder, et je sus qu’elle avait tout saisi de ce que je venais de lui confier, malgré le fait que son cerveau ne lui appartenait plus. Elle soutenue ce regard perçant un instant malgré ses yeux voilés, si bien qu’un frisson me parcourut la colonne vertébrale et eut tôt fait de m’émouvoir.

Le regard qu’elle venait de me servir me donna le courage de rester un peu plus longtemps, moi qui, malgré toute mon affection pour la principale intéressée et mon engouement pour le calme paisible entourant sa chambre, n’avais jamais pu me guérir totalement de l’idée inquiétante d’être seule avec un mourant et qui plus est, de le voir rendre l’âme. Je m’installai dans le fauteuil attenant à son lit. Le silence était presque complet, si ce n’est de ce bruit qui au moment où j’écris ces lignes, retentit encore intact dans ma mémoire: celui de sa respiration quasi douloureuse qui envahissait la pièce à présent et à laquelle j’avais peu portée attention jusqu’ici...

Je repoussai peu à peu mes limites, allant même jusqu’à la caresser… sa tête était fiévreuse, son corps étonnamment chaud.

Soudainement, plus les minutes passèrent, plus son état semblait se détériorer. Elle était maintenant aux prises avec de sérieuses convulsions qui l’empêchaient de reprendre son souffle convenablement. Elle prenait chaque inspiration de façon saccadée, si bien que j’avisai l’infirmière de garde en appuyant sur le bouton d’urgence. Celle-ci vint à la rescousse et me certifia que tout était ‘’normal’’ et qu’elle ne pouvait lui donner de médication avant une heure encore, mais elle lui administra néanmoins un calmant.

Il était 23h et j’entamais ma vigile. La seule chose réconfortante que je puis faire pour l’apaiser, fut d’instinctivement me mettre à chanter pendant que ses yeux semblaient me supplier d’abréger ses souffrances d’une façon quelconque. Au milieu de ses expirations qui m’apparaissaient toujours être les dernières, toutes les chansons d’amour qui me vinrent à l’esprit défilèrent entre mes lèvres : De L’hymne à l’amour d’Édith Piaf en passant par Ce n’est qu’un au revoir pour clore avec Ma mère chantait toujours de Ginette Reno. Pour cette dernière chanson, elle me fit cadeau d’un soupir d’approbation où je devinai le plaisir qu’elle eut de vivre ce moment qui détonna avec le martyr dont elle souffrait. Ma grand-mère était comme ça, j’étais persuadée que même confrontée à l’inévitable, prisonnière de ses dernières heures et au cœur de cette douleur sans nom, elle aurait pu affirmer haut la main comme elle l’avait fait dès son arrivée à l’hôpital; que la vie valait la peine d’être vécue.

Le temps défila, si bien que l’infirmière revint pour lui injecter sa dose de morphine, et ma grand-mère sombra tranquillement dans le sommeil, ses convulsions étant maintenant derrière elle. Voyant qu’elle allait définitivement passer la nuit, je me levai pour m’emparer de mon manteau, presque sans réfléchir. Le bruissement du manteau l’interpela, puisqu’elle poussa ce qui m’apparut être un léger gémissement, si léger que je faillis ne pas l’entendre… Je déposai mon manteau, sachant viscéralement que je vivrais toujours avec le regret de l’avoir abandonné si je ne restais pas. Grand-maman avait tant fait pour nous, elle méritait ce petit ‘’sacrifice’’ de notre part. Je m’étais basée faussement sur la réflexion qu’elle m’avait faite six mois plus tôt pour prendre la décision d’aller dormir, à savoir que la mort ne l’effrayait pas mais je me remémorai en m’assoyant qu’à son arrivée à l’urgence le premier soir, elle était très agitée à l’idée de mourir.

Cette nuit se poursuivit sobrement, elle dormit d’un sommeil paisible pendant que je lisais à ses côtés Secrets d’histoire, un livre déposé en bordure de fenêtre par mon père et qui racontait l’histoire de ces grandes dames à travers les époques qui se sont tenues debout et qui ont enjolivé notre monde de leurs convictions.     

Au petit matin, lorsque mon père revint et que je rentrai chez moi, lui et mon orchidée la virent pousser son dernier soupir.

J’ai placé son orchidée dans mon salon, aux côtés de la plante dont me fit présent grand-papa autrefois : On jurerait que les deux se font la cour.

Grand-maman Yvette me réserva une surprise : Elle me légua son magnifique camée, celui-là même qu’elle portait fièrement lors de la dernière photo où je fus immortalisée en sa compagnie lors de la fête organisée pour souligner son quatre-vingt-quinzième anniversaire de naissance.

Son camée qui lui était si précieux, c’est un peu comme d’énormes souliers à chausser. Je veux lui faire honneur, poursuivre sa mémoire, son souvenir. Elle était exceptionnelle, mais elle restera toujours, ma petite grand-maman chérie et moi, sa chenille à poils.   

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