Génèse d'un nez inopportun et bien portant


-Si j’avais un tel nez, je ne mettrais jamais le pied dehors!

La remarque avait été lâchée par une des filles à ses trois amies qui se calaient dans leurs sièges quelques rangées à l’arrière du mien. Le manège durait depuis une dizaine de minutes dans l’autobus Fleury qui devait me mener au travail.

J’étais bien curieuse de savoir de qui ces jeunes femmes à l’adolescence tardive jacassaient autant. J’anticipais le moment de me lever une fois arrivée à destination pour me tourner vers elle et ainsi découvrir le visage et surtout le nez de celle qui était visée.

-On dirait une sorcière, il lui manque juste une verrue sur le bout du nez! pestiférait une autre.

Je ne me souviens plus du moment exact où j’ai compris qu’elles parlaient de moi... Je me souviens par contre du choc que j’ai ressenti, puisqu’il a eu des conséquences jusqu’à aujourd’hui. Moi qui n’étais aucunement complexée par mon physique à l’époque (j’étais dans la jeune vingtaine), et qui n’avais jamais été mis au rencart à l’adolescence par quelque remarque désobligeante que j’aurais de toute façon jugée diffamatoire.   

Était-ce possible qu’elles aient exagéré leur méfait? Sûrement. N’empêche, je vis pour la première fois ce jour-là mon nez tel qu’il était (ou presque). De face, il était parfait. Non, sérieusement, c’est vrai! Il était fin et même peut-être filiforme. Ses deux narines étaient d’une grosseur respectable, c’est-à-dire ni trop grandes et ni trop petites. Bref, en gros, il était mince, pour ne pas dire façonné tout en finesse, y planter une verrue aurait été une insulte à son charisme!

C’était bien entendu de profil que ça se gâchait. Il devenait aussi à pic qu’une pente de ski. Il formait une espèce de triangle à la géométrie impeccable, et ce sans bosse (c’était déjà ça de pris!). On aurait dit une glissoire ultra lisse qui vous aurait propulsée jusqu’au bout du monde si vous l’aviez empruntée! Mais l’arpenter aurait été difficile pour quiconque aurait voulu l’escalader en hauteur, il l’aurait fait au péril de sa vie sans doute et il aurait été étonnant qu’il n’ait pas connu en chemin le vertige et le manque d’oxygène, tellement l’altitude était élevée et le sommet, escarpé. Ce qui m’avait aussi sauté au nez, pardon, aux yeux, c’est que mon nez pouvait se vanter d’avoir un toit cathédrale vu de l’intérieur. S’en payer un dans une maison était devenu hors de prix mais moi, j’aurais payé n’importe quel prix pour me débarrasser de celui-ci… Quel gâchis! Et dire qu’on aurait pu éviter ce désastre si mes parents avaient pris la peine d’y ajouter un peu de subtilité!

À la lumière de mon miroir qui ne me disait pas que j’étais la plus belle (même si j’étais potable, au fond qui ne l’est pas dans la vingtaine), les filles de l’autobus 141 avaient raison, l’ensemble de cette œuvre était plutôt choquant, surtout du point de vue duquel elles m’avaient observé, c’est-à-dire de biais.

Ce n’est que récemment que j’ai compris pourquoi j’observais une dichotomie entre mon nez d’adolescente, ce nez dans la vingtaine et mon nez maintenant, à près de quarante ans. C’est ma meilleure amie qui a lancé cette phrase assassine comme on tient une bombe (mais sans arrière-pensée):

-Savais-tu Julie que le nez, tout comme les oreilles, ne cessent d’allonger et de s’expandre en vieillissant?

Elle m’apprit ce jour-là une grande vérité, et depuis ce temps, je suis obsédée par ce nez imparfait qui n’ira pas en s’améliorant. Je tente de m’accrocher en vain à ce qui pourrait me réconcilier avec lui. Par exemple, je suis allée voir trois fois Cyrano de Bergerac au TNM joué par Patrice Robitaille. Son nez avait du panache, il est vrai et lui de l’esprit, mais je n’arrivais point à oublier qu’il portait une prothèse et que je pourrais jouer sans! En vérité, je me suis même prise d’affection pour les actrices qui ont du flair pour choisir leurs rôles ou plutôt un nez à la mesure de leur talent, je pense à Anne-Élizabeth Bossé et son nez qui l’est tout autant, pour qui je voue une admiration sans bornes. J’ai même une inclinaison naturelle pour les gars qui ont ce qu’on appelle communément un nez de corbeau mais jamais je n’oserais les approcher, s’il fallait que nous copulions un jour dans l’espoir de créer un petit être au nez complexé, j’en mourrais.    

Vous dire le nombre de fois où je me suis enfargée dans mon nez en gesticulant devant mon interlocuteur est impensable! Mes mains, après toutes ces années, n’ont même pas appris à faire un détour (de plus en plus grandissant) lorsqu’elles avoisinent mon nez! Il m’est même arrivé une fois en peinturant de le colorer au passage, tellement il est long et omniprésent dans mon champ de vision. J’ai bien pensé porter des lunettes déposées par hasard à mi-chemin sur mon nez, question de couper la poire en deux, mais je crois bien que personne ne serait dupe. Non, mieux vaut assumer (peut-être les gens s’en apercevront-ils moins)! C’est pourquoi j’ai composé cette ode à mon nez dans un piteux élan sentimental :

Oh toi qui est victime des pires calomnies,

Sache que jamais je ne te laisserai tomber!

En moi, par moi et avec moi tu t’épanouiras!

Que m’importe les autres lorsqu’il est question de toi!

Si les longs cous ont été à la mode en Afrique et les petits pieds en Asie,

Pourquoi ne pas faire l’éloge d’un temps nouveau pendue à ta nasale physionomie!



C’est risible. Le mieux est de lâcher prise, d’accepter l’inacceptable. J’ai le nez des Beauregard, je ne peux rien y changer... Pourtant, avec un tel nom de famille, on serait en droit de demander un nez selon les standards de beauté! Mais une chose est sûre, il a du caractère et ne passe pas inaperçu, tout comme moi je l’espère, sinon je serais vraiment déçue…

C’est pourquoi je me levai fièrement de mon banc cette journée-là dans l’autobus 141 Fleury, et que je marquai un temps pour fustiger les pimbêches de mon beau regard, car si je n’avais pas le nez pour les affronter, j’avais les yeux pour les faire blêmir de honte et ainsi apaiser mon courroux.

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