Le coffret souvenirs


Mon père m’a tendu une pile de cd et de dvd en m’annonçant, la voix étranglée par l’émotion, qu’il y avait toute une vie là-dedans…

Dans mes mains, toutes les archives de ma famille, à commencer par celles de mes grands-parents. Les jours où la vie me malmène, je me laisse bercer par ces souvenirs qui me chatouillent l’âme.
Sur ces « cassettes » converties en dvd, je revois mes innombrables arrivées chez mes grands-parents le 25 décembre au matin, qui débutaient toujours par ma petite frimousse ouvrant la fente du courrier. Même plus vieille, j’avais conservé cette habitude de me recroqueviller pour claquer la fente en métal dans le but de signaler mon arrivée. En jetant un œil enjoué à l’intérieur de la maison, je validais la rapidité d’exécution de ma grand-mère qui apparaissait toujours dans une de ses robes à motifs fleuris qu’elle confectionnait elle-même.

Je me rappelle bien sûr cette vidéo à 9 ans, jouant dans la cour de mes grands-parents avec mon ballon qui venait de choir dans les roses de grand-papa auxquelles il accordait tant de soins! Je riais nerveusement en me dirigeant vers son rosier, j’avais peur qu’il soit fâché. En me penchant, spontanément je humai le parfum d’une de ses fleurs et je lui avouai qu’elles étaient belles ses roses, ce à quoi il me répondit : toi aussi tu es belle… Je grimaçai en reprenant mon ballon.

Un de mes moments préférés avec mon grand-papa était cet instant où nous prenions la route pour aller rendre visite à mes cousins et cousines dans la région d’Ottawa, alors qu’il conduisait fièrement sa Delta 88. Lorsque nous arrivions à la frontière entre l’Ontario et le Québec, un peu avant la pancarte qui affichait Welcome to Ontario, mon grand-père m’ordonnait de faire comme lui et de tendre mes jambes le plus loin possible vers l’avant tout en basculant ma tête vers l’arrière, « comme ça », disait-il. L’espace d’une seconde, nous avions les pieds en Ontario et la tête au Québec!

Je me souviendrai toujours de mes soupers à table aux côtés de grand-papa Robert qui parfois lançait un «oui trésor» pince-sans-rire à sa femme pour lui clouer le bec alors qu’elle l’énervait avec ses demandes. Invariablement, mon grand-père se tournait vers moi pour me faire un clin d’œil dans un grand sourire complice, voire triomphant.

J’ai encore enfoui dans mes songes une nuit où mon grand-père a risqué sa vie pour aller nous reconduire chez ma mère à Sorel, car mes parents venaient de divorcer. Il faisait déjà sombre et mon grand-père était très malade… De quelle maladie, la mémoire me fait défaut (je n’ai pas de vidéo sur le sujet). Chose certaine, je me rappelle que mon grand-père avait failli provoquer un accident et que mon frère et moi l’avions guidé de nos instructions pour se rendre à bon port (il avait peine à reconnaître la signalisation routière tellement il était mal en point). Nous étions tous très tendus lorsque nous sommes finalement arrivés à destination. Ma grand-mère, dont la vue faiblissait à vue d’œil (désolée pour le mauvais jeu de mots), balança à mon grand-père, alors que mon frère et moi descendîmes de voiture: maintenant nous pouvons mourir! Le lendemain, mon grand-père se faisait opérer d’urgence et passa un mois en convalescence à l’hôpital. J’ai dans une boîte chez moi, un monticule de lettres que je lui ai écrites afin qu’il recouvre la santé.

J’ai entretenu avec lui une abondante correspondance durant de nombreuses années. Il m’écrivait sur sa machine à écrire, dans son havre de paix qu’était son minuscule bureau fermé au fond du garage où il se réfugiait. Je lui répondais d’une main qui apprenait à écrire, avec toujours plusieurs blagues sur l’enveloppe à son intention mais aussi pour dérider le facteur.

Un jour, mon grand-père m’avait questionné sur une de ces enveloppes en me demandant : « pourquoi dessines-tu toujours un cœur traversé d’une flèche sur l’enveloppe? Aurais-tu par hasard le cœur brisé? ». « Oui grand-papa, il est brisé non parce que mes parents ont divorcé, mais bien parce que j’ai manqué la chance de naître plus tôt pour devenir une jeune soubrette au début des années 40 qui se serait amourachée de toi! ».
Je partageais avec mon grand-père l’amour des mots. Plus tard, à l’adolescence, je découvris Molière avec lui dans une édition complète de ses œuvres datant de 1864. Nous avons joué au Malade imaginaire pour l’objectif de sa nouvelle caméra, lui interprétant Argan et moi Toinette. Sur ces cd photos, quel ne fut pas mon émoi de découvrir une photo de grand-papa à 20 ans, jeune noiraud à lunettes étudiant sagement à son bureau avec en arrière-plan les fameux manuscrits de Molière à la somptueuse reliure presque neuve à l’époque! 

Un jour qu’il était nouvellement marié à ma grand-mère, il rentra du travail et trouva cette dernière indisposée. Lorsqu’il lui demanda ce qu’elle avait, elle lui répondit que le curé était venu faire une petite visite paroissiale et qu’en plus de lui demander de faire son « devoir conjugal », il l’avait sommé de se départir des œuvres de Victor Hugo, auteur à l’index dont il avait vu traîner quelques ouvrages dans la maison. Mon grand-père lui avait répondu contrarié : « Jamais tu m’entends! La bible va sortir de chez nous avant Victor Hugo! ».
Mon grand-père avait le sens du spectacle. Il était doté d’un puissant charisme malgré sa discrète personnalité. Par opposition à sa nature secrète, il aimait par-dessus tout être le centre de l’attention lorsqu’il le décidait. Nous le savions être un orateur redoutable. Pour son cinquantième anniversaire de mariage, grand-papa Robert apprit dans l’isolement que lui conférait son bureau un poème de Germain Nouveau. Ce secret d’état avait pour but de ponctuer le bruit que nous ferions avec nos verres d’un baiser à l’intention de la femme qui caressait son existence. Mon grand-père, toujours élégant, élancé et majestueux, s’extirpa alors de sa chaise pour déclamer solennellement un verset dans sa diction impeccable :

Comme une ville qui s’allume

Et que le vent vient d’embraser,

Tout mon cœur brûle et se consume,

J’ai soif, oh! J’ai soif d’un baiser!

L’effet sur son public était immédiat… Récemment, j’ai réécouté ce passage de leur cinquantième anniversaire de mariage où il m’avait fait cette demande spéciale : réciter le poème Tu seras un homme mon fils de Rudyard Kipling devant la centaine de personnes présentes. Au-delà de mon interprétation (que je juge aujourd’hui piètre), je remarquai surtout le regard que grand-papa posa sur moi. Ce dernier était peu expressif. Or, sur cette bobine datant des années 90 avec cette image plutôt floue puisque filmée de loin, je surpris mon grand-père la tête baissée à la fin du poème, débordant d’émotions retenues, incapable d’applaudir comme les autres. La tête penchée pour se ressaisir, je vis défiler sur son front tant de marques d’affection qu’il n’a jamais osées. Puis, il releva la tête et se dressa pour aller à ma rencontre avec ce regard dominé par la fierté que j’ai vue tant de fois sur son visage. Les soirs où la vie me sclérose, c’est ce visage qui attendrit mes démons.

Ce souvenir en interpelle un autre… Mon frère et moi vivions des moments de grâce par nos après-midis estivaux en regardant jouer les Expos en sa compagnie au stade olympique. Mon frère était un excellent joueur de baseball en devenir et moi j’étais en amour avec Tim Wallack, ce pourquoi j’exigeais que nous siégions toujours en face du troisième but. Un jour en revenant d’une partie qui nous avait particulièrement comblés et où nous partagions notre engouement pour la troupe de Felipe Alou, mon grand-père ralentit le pas pour nous faire ce que je devinai être une intime confidence : « Ne le dites pas à vos cousins… mais vous êtes mes préférés », avoua-t-il à demie-voix. Ces paroles, il les regretta aussitôt : « Je n’ai pas le droit de dire ça », plaida-t-il quelques secondes plus tard la mine coupable. Il retira ses paroles comme elles étaient venues, mais je n’ai jamais oublié. 

J’ai longtemps été plus près de mon grand-papa que de grand-mère Yvette. Malgré sa verve naturelle et son esprit critique, mon grand-père parlait peu, ce qui lui conférait un air mystérieux que je voulais sonder dans sa plus joyeuse étendue. C’est pourquoi je me suis souvent abandonnée avec lui à des activités que je n’aurais pas envisagées autrement, comme contempler la cour de mon père alors qu’il nous visitait. Je pouvais passer des heures avec lui à scruter la cour et ses moindres altérations. Parfois, il se taisait durant plusieurs minutes. Alors je faisais comme lui, je joignais mes mains derrière mon dos, ça me donnait une contenance… Lorsque finalement il rompait le silence, c’était toujours pour me dire une seule phrase, un seul petit changement observé depuis la dernière fois qui commençait toujours par « tu vois… » pour se terminer par une sorte de ritournelle philosophique sur la vie. Je n’ai jamais réussi à percer totalement l’aura entourant ses pensées. En revanche, je m’improvise candidement jardinière (avec un peu d’aide céleste).

Dans son bureau au fond du garage qui lui servait de sanctuaire figuraient une centaine de violettes africaines, sa plante de prédilection, en version miniature. Au jardin botanique, il était considéré telle une sommité en violettes africaines. Il y prononçait des conférences très courues, car cultiver la violette est chose ardue. Je m’y risquerai plusieurs fois sans succès, acceptant péniblement cet échec attribuable au seul talent que je ne partageais pas avec mon grand-père. Sur ces vieux vhs, j’eus le privilège de l’admirer en invité à des émissions de télé, incapable de choisir une violette qu’il jugeait la plus belle, selon la demande de l’animateur. Dans cette cache comparable à un garde-robe où ses violettes africaines possédaient chacune un nom, je me suis maintes fois imprégnée de cette citation d’un auteur inconnu que je connais de mémoire, affichée sur un des murs à côté des innombrables photos de famille : « Le chemin est long et la montagne est très haute, mais la fleur de l’idéal ne croît qu’au sommet, et les découragés qui dorment à mi-crête en y rêvant toujours ne la cueilleront jamais ». Cette pensée résume son idéal gravi et le mien à atteindre. Comme grand-papa, je vis dans une quête perpétuelle, celle énoncée par Jacques Brel.

À la fin de leur vie, Robert et Yvette m’offrirent le privilège de m’accueillir souvent dans leur jardin pour déballer le livre de leur jeunesse. Durant ces après-midis, ils retrouvaient, enflammés, leur énergie d’antan. Ils me révélèrent tant de choses sur leur vie d’autrefois et la vie de mes arrières grands-parents que j’en appris à mon père. Je pense par exemple à la fois où mon arrière-arrière-grand-mère se recueillit le temps d’une dernière prière sur le cercueil de mon arrière-grand-père, son fils décédé de la grippe espagnole, lorsqu’elle vit soudain sa paupière effectuer un léger soubresaut… Elle le sortit de son cercueil et le « ramena à la vie »… il vécut longtemps avant de mourir véritablement.  

La mort… Avant cet épisode, il me faudra oublier les deux dernières années insoutenables de la vie de grand-papa. Alors que je le nourrissais à la cuillère, il me confia : « Te souviens-tu lorsque tu étais petite, pendant les repas, tu venais t’assoir à côté de moi afin que je coupe ta viande? Aujourd’hui, c’est toi qui m’assiste », prononça-t-il étonné, mais non sans cette exécrable amertume en bouche. Puis, le regard songeur, il se tourna en direction de la fenêtre de sa chambre : « Tu vois ce clocher d’église? Chaque jour, je me demande pourquoi le bon Dieu ne vient pas me chercher… Je crois qu’il m’a oublié… », acheva-t-il avec un regret empreint de colère dans la voix. C’est à ce moment qu’il se tourna vers moi pour me dévisager de son regard perçant aux tonalités bleues claires. J’eus le sentiment qu’il allait me demander de commettre l’irréparable… C’est la seule fois de ma vie où sans mots, je l’ai supplié de ne pas parler… Et il s’est tu. 

Le jour précédant son décès, je ne voulais pas voir mon grand-père mourant. Je ne voulais pas que cette image amenuise mes souvenirs. Je l’ai fait pour lui. En pénétrant dans sa chambre avec mon frère, ma peur fit place à un apaisement immédiat. Recroquevillé en position fœtale, ses yeux bleus voilés par une mince couche blanche, mon grand-père était sur le point de devenir un ange. Mon frère et moi avons déballé tous nos heureux souvenirs dont il fut l’acteur de premier plan. Mon grand-père fit des efforts surhumains pour approuver d’une exclamation certaines scènes tirées de nos mémoires. Mon frère lui chanta du Brassens tandis que je lui récitais du Molière en caressant ses bras déposés en croix et devenus mauves. Il partit le cœur léger et ce souvenir censé être triste, figure parmi les plus beaux immortalisés par mon passé.

J’ai retrouvé dernièrement une photo où il m’entoure de ses bras alors que j’ai à peine quelques mois. Il a les mains appuyées sur mes minuscules pieds nus et les yeux teintés de son regard sensible, l’air protecteur. Dans ma robe blanche de dentelle, curieuse, j’interroge l’horizon. Sur la photo suivante, sa main salvatrice est posée sur mes petites mains jointes et nous regardons tous les deux l’objectif dans un sourire si géant qu’il côtoie le rire. Cette communion d’âmes, elle existe encore, par-delà les nuages, les années-lumière et le temps.

Au moment où j’écris ces lignes, j’ai devant moi la photo de mariage de mes grands-parents. Ma grand-mère avait les cheveux dans le vent et des confettis plein la figure lorsqu’elle adressa un regard irradiant d’espoir à l’appareil photo. J’ai maintes fois admiré cette photo, enfant. Un soir que j’effectuais le tri dans les souvenirs de grand-maman alors qu’elle venait de nous quitter elle aussi, je découvris, dans une boîte datée de 1945, sa coiffe de mariage, celle-là même que j’avais convoitée toutes ces années en photo! Les trois roses étaient intactes, comme si elles avaient été portées la veille! Parfois, j’ouvre cette boîte en reniflant un bouquet de nostalgie et il me semble que le vent d’après-guerre souffle jusqu’à moi…

Ce soir, sur mon dvd, j’ai regardé la petite fête organisée pour mes dix ans. Le vidéo commençait et mes grands-parents entonnaient cet air : « Bon anniversaire, nos vœux les plus sincères, que ces quelques fleurs vous apportent le bonheur. Que l’année entière vous soit douce et légère et que l’an fini nous soyons tous réunis… ».

Dans ma tête d’enfant, cette dernière phrase résonnait en boucle à chaque année qui défilait… Je savais qu’un jour nous ne serions plus réunis... Je savais qu’un jour, il ne suffirait plus de composer le 255-6248 pour entendre leurs voix. C’est pourquoi j’emmagasinais religieusement tous ces petits moments d’éternité… Et pour les autres, il y aura le coffret souvenir. 

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