Le firmament à mes trousses

Chère Émilie,

Mes vacances se terminent sous peu. Je fus gratifiée de vacances plus belles que prévues, encore une fois! Chance, quand je te tiens. La pause estivale Émilie est toute désignée pour s’extirper de sa zone de confort. Je ne le fais pas toujours mais j’essaie. J’aime ces journées prises au hasard. Celles où l’on décide de partir, prendre la clé des champs pour arrêter en voiture où s’égaie notre vue. Jeune, je partais souvent faire l’été buissonnière avec ma mère et mon frère. Ma mère nous conduisait dans un road trip où seul le prévisible n’obtempérait pas.

Avec ton papa cet été, je suis allée au Mont-Mégantic. Je rêvais d’y admirer les étoiles tel qu’enfant, vingt-cinq ans plus tôt. Avec bro and father dans le temps. L’Observatoire. Écouter ces milliers d’étoiles me raconter leur vie là-bas. Les entendre se dessiner, se lover entre elles, s’entrechoquer. Réaliser un rêve, c’est retrouver son cœur d’enfant égaré dans une montagne, parfois au sommet d’une colline et parcourir tout un sentier escarpé pour l’aimer de plus belle, malgré son émerveillement un brin ringard.

Parlant de cœur d’enfant, Mary Poppins, la grande, m’a fait tourbillonner telle une duchesse de la bienveillance dans le quartier latin. Je suis repartie les poches pleines de ces étoiles du Mont- Mégantic que j’ai tenté d’attraper et que seule Mary avec son parapluie pouvait saisir au-delà des nuages. Car les nuages dans la vie de Poppins existent pour être traversés. Ma mère aime me traîner dans des comédies musicales. Même à 75 ans. Elle sait que la vie est faite pour être rêvée au présent. C’est une sage. Je l’aime, c’est ma plus grande inspiration Émilie, avec ton arrière grand-maman que tu ne connaîtras pas. Ne t’en fais pas, j’ai tellement de vidéos filmés par ton arrière grand-papa dans une cache que tu auras le sentiment qu’elle ne nous a jamais quittées! C’est comme ça, elle veille sur nous. Elle m’a fait maints signes de la main durant les vacances. Le papillon, c’est elle. L’arc-en-ciel, c’est elle. L’amour, la foi qui envahit ces journées de grâce où je m’abreuve au nectar de la vie telle une abeille junkie de sa fleur, c’est elle. J’aurais pu mourir durant mes vacances et j’aurais été comblée comme une étoile filante l’est lorsqu’elle survole fascinée, l’éclatante beauté de l’univers sans égard à l’obscurité qui l’entoure. À la surface de la terre, le plus joli apparaît. C’est seulement lorsqu’on se frotte les yeux qu’on voit ses défauts, ses guerres inutiles dont elle est tributaire mais qui n’ont rien à voir avec elle, dirigées par une poignée d’âmes esseulées au paradigme de la noirceur de l’être. Ces gens-là n’ont pas été voir Mary Poppins, c’est garanti Émilie.    

De mon enfance, je me rappelle ces étés à explorer le Québec avec mes parents. Je les ai tant remerciés pour ce! Je me rappelle ces soirées avec mon frère à griller des guimauves au coin du feu, protégés de tout, une armée de perséides à nos trousses. De quoi parlions-nous déjà? De futilités qui nous servaient de fous rires, bien sûr! Puis, ça m’a donné le goût de dépasser les frontières.  

Je me revois. L’Espagne. Je suis dans l’autobus. J’aimerais faire une siesta. Je ferme les yeux mais je ne peux m’empêcher de les rouvrir. Comme si j’avais peur que pendant que je somnole, le plus beau défile. Je caresse mon appareil photo. En voyage, c’est mon plus grand ami avec mon journal de bord. Soudain, la montagne se dissipe pour laisser place à un fleuve. Immense. Pas le St-Laurent mais immense comme un fleuve en Espagne qui mène au Portugal peut l’être. Clic clac, je prends une photo. Ce fleuve ma chérie, avec tous ces arbres qui se reflètent dans l’eau, figure parmi mes plus belles photos de voyages à ce jour. Ton arrière grand-maman qui a fait le tour du monde me l’avait bien dit : « C’est lorsqu’on qu’on ne s’y attend pas qu’on est le plus près d’un joyau. En autobus comme à l’accoutumée, garde les yeux bien ouverts, tu me remercieras bien avant longtemps ».

La curiosité d’une vie se trouve au détour d’une ruelle paisible. Rien ne peut te préparer à ça Émilie. Tant de sollicitude. La vita est bella. 

L’italie. Je dois bien avoir 21 ans. Premier grand voyage, celui que j’ai tant voulu. Venise la forteresse. Je prends le bateau-taxi pour me rendre à l’auberge. J’avise le chauffeur de ma destination. Une heure plus tard, je suis toujours dans le taxi-boat, en extase devant tant de charmes. Venise la sublime a allumé ses lanternes. Venise la douce sombre dans la nuit sous la splendeur des siècles passés, des étoiles veillantes pour toile de fond et des reflets sur l’eau qui magnifie sa légende. Je crois revoir le même décor. Le chauffeur me fait signe. Il a oublié de me signifier où descendre. Pas grave. Je poursuivrais le même horizon jusqu’à la nuit des temps dans cette laguna veneta au ciel doré.

Mon cœur bat la chamade. Je n’ai pas de refuge pour la nuit. Je veux rester une nuit de plus à Venise. Tout est complet et je suis fauchée. Voyant mon désarroi, quelqu’un me donne une adresse. Celle d’un couvent. Le dortoir. Il est onze heures. D’un trait, la sœur défile au milieu de ce parterre. Je me souviendrai toujours Émilie. Des dizaines et des dizaines de lits bien alignés, que des filles qui jacassent et cette sœur dont la prestance impose le silence. En une parole qu’elle ne dira pas, elle parcourt la pièce d’un pas sec et rapide. Couvre-feu. Je me sentais plus chaste que la vierge Marie! Je ne raffolais pas du lieu mais Dieu que j’ai aimé l’image : Dormir dans un couvent à Venise sous une bonne égide!

J’adore me promener seule. Vagabonder. Partout, je me sens protégée Émilie. Tes arrières grands-parents veillent sur moi mais ne m’écoute pas trop quand je dis ça. À force de me sentir en sécurité partout, je m’aventure. J’aime le hasard des rues, les détours qui riment avec découvertes. Parfois émouvantes, parfois attendrissantes, parfois bof. C’est en expérimentant les « bof » que les « wow » nous enivrent toujours plus. Pif, voilà que je me retrouve dans une situation imprévue. Calgary. J’ai 19 ans. Je suis ici par rêve Olympien. Dans ma télé, les Olympiques de 88 voulaient m’avaler. Les verres de Pétro-Canada que mon papa m’acheta, je bus dedans jusqu’à être aspirée vers Calgary. On peut se tromper dans ses destinations Émilie. Je t’avertis toutefois, si ça t’arrive, cherche la petite perle cachée. Pour le moment, je me disais plutôt « Mais que diable allais-je faire dans cette galère? ». Après deux heures de marche, j’acceptai l’invitation de quatre gars à monter dans leur Jeep pour admirer cette chaîne de montagnes qui me rappelle l’Écosse. Je n’ai pas pensé. J’étais épuisée, le soleil plombait, je n’avais plus d’eau. Ce n’est qu’une fois à bord de l’engin, entourée de quatre musiciens, que j’ai pris la mesure du mot viol. Je t’expliquerai un jour Émilie… Ces regards entre eux, ce sourire complice, cette idée qui traverse lubriquement la tête de s’arrêter en forêt. Le champ libre. J’ai prié je crois. Puis, une force pleine m’a envahie le corps, m’a emplie l’esprit, m’a soûlé l’âme. J’allais m’en tirer. Ma naïveté m’a souvent poussé dans ses dernières avenues, le concept selon lequel tout le monde est bon, j’y crois quand même Émilie. On naît bon, on se meurtrit avec l’âge. Cette pensée n’en était qu’une. Elle a traversé leur esprit comme elle est repartie, un sourire en coin. Je ne devrais pas te raconter ça! Retiens simplement que la préciosité de la vie ne vaut pas la maladresse d’une décision fortuite. Prends une seconde de plus avant d’accepter, fis-toi à ton instinct, c’est ton meilleur compagnon.

Justement, les rencontres sont l’apanage des voyages. Sans elles, les voyages ne seraient qu’une succession de monuments surannés figés dans le temps. J’adore l’architecture Émilie. Elle vaut le coup d’œil, c’est ma motivation pour me déplacer. Mais les rencontres, les vraies, sont ma raison d’errer, de m’attarder, de m’encrer. Ces dernières nous ouvrent plus que les horizons, elles nous ouvrent à d’autres civilisations, d’autres schèmes de pensées, sans égard à savoir si les croyances de ces êtres humains sont erronées. Parfois, une rencontre qui dure une minute s’étire sur l’éternité. Un ex-toréador partageant mon thé, un guide berbère aux pieds nus, mon herboriste à Marrakech, des pèlerins de Compostelle sans bâtons, un sud-africain qui m’envoie des baisers, mon fiancé bleu du désert, sans oublier ma grosse mama, tous m’ont procuré une joie pure. Cette joie, celle de se reconnaître en tant qu’âmes de connivence. C’est en sortant des sentiers battus qu’on se retrouvent. Soi-même aussi. Alors sois.

France. Septembre 2001. Il règne un climat de guerre. Je suis à Versailles. Les employés du château sont en grève. Laurence m’a cueillie à bord du train venant de Bruges. Sur le quai, j’ai l’impression de retrouver une amie d’une vie de naguère. J’aime me projeter dans divers lieux, d’autres époques et me convaincre que j’y étais ce jour où s’est écrit l’histoire. Devant la maison de campagne de Marie-Antoinette, Laurence me dit que cette maison semble m’appartenir. Je lui appartiens. C’est différent. Dans les jardins de Versailles, il nous prend soudain une envie démesurée… d’uriner! Allez hop, on se cache derrière un buisson en rigolant, évoquant se soulager comme autrefois, dans le temps où tout Versailles puait l’insulte. Je n’ai jamais quitté Versailles.    

Pas plus que je n’aie quitté Paris. Paris l’éternelle. Je me voyais y vivre, en jouir, y mourir. Paris, Émilie, c’est un peu comme un cours d’histoire en accéléré. À chaque rue son personnage à vénérer. Mais celui qui a décidé de me happer, il se n’est pas présenté au détour d’une rue. Il m’a giflé en pleine figure. C’est avec violence que j’ai subi ce coup de foudre. Je le savais avant même de poser les yeux sur lui. J’ai senti son énergie inonder la pièce. Je savais. Sa vivacité d’esprit n’avait d’égal que son intelligence. Quinze ans nous séparaient. Et toute une vie. Vincent. Mon amour. Je n’étais pas libre. L’hypothèse de ce qui allait se produire bouleversa tous mes plans. Les rencontres improbables sont les plus enchanteresses, en amitié comme en amour. J’ai tangué vers Vincent comme on chancèle vers un outrageux supplice. J’ai tant désiré, j’ai tant souhaité que j’en ai fini par m’essouffler. Je me voyais déjà en haut de la Seine, telle une chanson d’Aznavour. Sur le chemin du retour, je n’avais qu’une envie, faire demi-tour. Parfois les voyages, c’est aussi ça Émilie. Faire des deuils. Le deuil de ce qu’on laisse partir avant de quitter pour de bon, veuve de tout passé mais esclave de ses sentiments.    

Cet automne Émilie, c’est décidé, je dénoue les voiles. Cap vers Cologne, Prague et Amsterdam. J’ai un peu peur je t’avoue. J’ai déjà vécu ce climat de terreur… Mais ce n’est pas pareil. Rassure-moi Émilie, dis-moi que tout ira bien, que désormais, c’est toi qui veille sur moi! J’en ai besoin si je veux accoucher de toi! Je sais, c’est vil d’affirmer ça! Au Maroc, les catholiques côtoient les juifs et les musulmans dans le plus grand respect. Pour l’instant. Jusqu’à ce que… Non, dis-moi que ce n’est pas vrai Émilie?! Ce que j’ai découvert de plus symbolique dans mes voyages, c’est la différence. C’est pourquoi on parcourt le monde. Pour toucher à cette différence, s’en imprégner, comprendre, respecter, admirer. Pas pour s’entretuer. La vie n’est pas qu’une vulgaire soustraction. C’est plus qu’une équation. Sinon je préfère poser les pieds au firmament, passer mon temps à surfer sur les étoiles, les toucher pour en recueillir cette fine couche de soie qui saura peut-être guérir mes semblables. De tout temps, il y a eu la guerre. Nous assistons aux croisades du vingt-et-unième siècle. Ne pas tous être aspirés par cette haine collective qui nous plonge dans une hystérie sourde et profonde. Se ressaisir. Imagine…

J’irai. Tu me porteras chance Émilie. Si je meurs tant pis. Ce texte est mon legs. Je mourrai heureuse d’avoir été au-devant de ma peur. Je ne suis qu’un amas de fines couches d’étoiles différentes qui te retrouvera au ciel, juste à côté de cette constellation, tu sais, celle qui brille plus que les autres, par défaut, sans le vouloir, incomprise et éprise de ce monde imparfait, crédule pour les uns, lucide pour les autres, dont je suis.     

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