Une improbable amitié


Récemment, j’ai dédicacé mon roman à un ami ainsi : « À mon prof de conduite préféré, un ami pour la vie. Je t’aime Stéphane. Prends soin de tes vieux os!».

J’avais 16 ans, il en avait 27. Dans le stationnement de mon école secondaire, mon amie Jacynthe me présente son prof de conduite. Depuis quelques semaines, Jacynthe n’en finit plus de me causer de ce fameux Stéphane, si bien que j’ai voulu le rencontrer pour cerner ce phénomène. Qu’a-t-il de si particulier? Apparemment qu’il n’a pas la langue dans sa poche, les sujets de conversation lui glissent entre les doigts comme on agrippe un volant. Avec lui, apprendre à conduire devenait un véritable cours de philo sur la vie.

Ce midi-là, j’avais sous-estimé la rencontre déterminante que je m’apprêtais à faire. Je me souviens avoir échangé quelques mots en usant de mon sens de la répartie, Stéphane possède un humour passablement aiguisé doublé d’un esprit vif. Je devais débuter à mon tour mes cours de conduite sous peu et je m’informai s’il serait mon professeur.

Des mois plus tard, si ce n’est des années, Stéphane me confessa qu’il avait vérifié dans l’ordi de l’école et que l’instructeur qui m’avait été assigné n’était pas lui. Personne n’étant au bureau pour l’épier, il changea donc le nom de mon prof pour nul autre que lui.

Avec Stéphane, mes amies et moi avons fait les cent coups. Une décennie nous séparait mais autour d’une bière, l’écart d’âge se rétrécissait (parfois dangereusement). Certaines d’entre nous sommes devenues amoureuses de lui, si ce n’est plutôt l’inverse. À une époque où Sorel-Tracy regorgeait de bars tenus par des Hell’s Angels, ma mère ne ressentait aucune inquiétude à me laisser sortir au bras de Stéphane alors que je n’étais même pas majeure! Rien de fâcheux ne pouvait m’arriver, il veillait sur mes amies et moi tel un grand frère. Mais il est plus que ça pour moi. Il représente une figure paternelle sans être paternaliste! Les leçons de vie qu’il m’a enseigné ont dépassé les leçons de conduite (même si j’effectue le plus beau stationnement parallèle en ville)!

Je me rappelle la fois où j’ai eu le coup de foudre pour un mec et dix minutes plus tard (j’exagère à peine), je l’embrassais dans sa camionnette! J’avais échappé à l’œil protecteur de Stéphane et je me souviendrai toujours l’avoir vu se précipiter à l’extérieur du bar, sans manteau en plein hiver, me cherchant désespérément des yeux, totalement apeuré que je me sois fait kidnapper! Stéphane, c’est un ami fidèle, doté de valeurs qu’on croirait en ce siècle désuètes.

Il m’accompagna à mon bal de finissants et s’assura que l’après-bal se déroule sans trop de bévues. N’empêche, avec Stéphane, on pouvait déconner! Combien de fois s’est-on soûlés la gueule en évoquant le prénom d’un ultime amour florissant ou éconduit? Notre sujet de prédilection était et demeure les relations hommes-femmes, sans surprise! Notre activité préférée : Rêvasser! Nous étions si plein d’aspirations, chargés d’espoirs envers la vie, nous passions notre temps à prédire ce que notre vie serait d’ici peu.

Mes études secondaires terminées, j’ai déménagé à Montréal pour poursuivre mes rêves et nos chemins se sont séparés. Si je vous raconte tout ça, c’est qu’en écrivant mon premier roman, j’ai publié un livre d’autofiction dont je ne me suis jamais cachée. Un jour, je reçois un courriel de Stéphane. Il a lu mon livre, il est enchanté mais il me confie avoir été passablement choqué et pour cause : J’avais complètement oublié qu’il y avait un passage sur lui dans mon livre! Il n’était pas la première personne à m’avouer s’être reconnu dans mon manuscrit, le problème, c’était le portrait que je faisais de lui après l’avoir croisé plusieurs années suivant notre prime jeunesse! Lorsque je suis allée souper avec lui dernièrement, il avait non-seulement apporté son livre pour que je lui dédicace, mais il avait aussi soigneusement placé son signet à une certaine page litigieuse, m’invitant à relire ce que j’avais écrit. Voici l’extrait (pour le bien de la cause, j’avais changé son prénom pour Luc, mais il faut croire que ce n’était pas suffisant comme subterfuge!) :  

«Je me rappelai momentanément à quel point Luc avait une imagination débridée à l’époque et je pense que sa sexualité l’était tout autant, c’est pour cette raison qu’il s’est volontairement rangé dans les rangs de la religion. J’ai eu vent qu’il était un masochiste-fétichiste dans la chambre à coucher mais malheureusement pour lui, il ne l’a jamais assumé et n’a jamais fait la paix avec cette partie trouble de lui-même. Il est aujourd’hui vieux garçon, sans enfants et travaillant au même endroit. Ce qu’il souhaitait dans la vie : Se marier, avoir des enfants et améliorer son sort en changeant d’emploi.                

Luc est victime de ce que la vie n’a pas voulu lui apporter sur un plateau d’argent… mais aussi et surtout, Luc est victime de lui-même. Il n’a jamais effectué d’efforts concrets pour se forger une vie qui réponde à ses aspirations et il me fait réfléchir au fait que j’ai parfois joué la victime avec mon ex ».

Imaginez mon visage au moment de regagner celui de Stéphane! MALAISE. Évidemment, je l’ai dit et je le répète : Écrire, c’est voir les choses à travers le filtre de son vécu. Les écrivains qui affirment ne s’inspirer ni de leur vie ni de leur entourage, c’est de la foutaise! Seulement, il faut être conscient que ce que l’auteur écrit, il le projette au-delà de son impression sans égard à la réalité pour imaginer un relief et teinter son œuvre d’une texture particulière qui lui appartient désormais.

Prise à mon propre piège, je n’avais d’autre choix que d’assumer (n’est-ce pas après tout ce que je demandais à Stéphane de faire avec sa sexualité?) : «C’est ce que je pensais de toi, oui, ce jour-là où je t’ai croisé».

Stéphane ne m’a témoigné aucun ressentiment. La question suivante, elle n’est pas venue de lui, mais plutôt de moi : Est-ce que je pense toujours la même chose aujourd’hui?

Le Stéphane que j’avais devant moi était tout sauf une victime. Je m’étais trompée sur ce point. Pour le reste, s’il a raté sa vie, au bout du compte, ce n’est pas à moi d’en décider.

Bien sûr que je reste fascinée par ce petit bout d’homme vivant chez sa mère et allant prier tous les dimanches. Je me suis même demandée s’il n’était pas un homosexuel non-avoué lorsque j’ai remarqué l’autre soir qu’il portait une sacoche. Tout de suite, je me suis sentie le juger alors qu’il était si heureux de me retrouver! J’ai observé cette démarche, cette façon dorénavant de s’habiller comme un petit vieux. Et ses cheveux, sans trop de blanc, et cette peau, sans une ride, signe que s’il n’a pas eu une vie facile, il a tout de même été préservé de grandes bourrasques.

J’ai passé une soirée merveilleuse. À rire, à se remémorer des intrigues, à se confier des secrets, à parler de l’amour, comme toujours. Les regrets, je lui ai avoué que c’est moi qui en avait. De tous petits mais quand même. Oui, ça ne s’est pas passé comme prévu pour Stéphane. Mais je n’ai pas senti d’amertume. En se quittant, il m’a fait mille et une recommandations, allant jusqu’à me faire promettre de l’appeler si ça n’allait pas.

Peu importe au fond s’il est un homosexuel refoulé ou un sado-maso comme il se plaît à signer désormais ses courriels, le jugement arbitraire que je pose, il peut vite se retourner contre moi. Qui suis-je pour le juger? J’ai réalisé que j’avais un ami pour la vie. Ce n’est pas peu dire. Je ne connais pas de bien plus précieux que celui de pouvoir compter sur une personne qui m’aime de façon inconditionnelle, que je sois une sainte, une vraie diablesse, ou encore une supposée écrivaine prétentieuse de tout savoir sur le monde et ses semblables!                

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