Artiste... et entrepreneure


Aujourd’hui, c’est le premier jour de ma vie d’entrepreneure. Moi qui ne croyais être qu’une artiste. J’aime bien être en marge de la société, ne pas suivre le courant. Je ne suis pas de celle qui souhaite une vie rangée, pas plus que je ne me suis imaginée être autre chose qu’une artiste dans l’âme. Mais force est d’admettre que l’être humain n’est pas unidimensionnel. Combien de fois ai-je refusé de prendre la relève de l’entreprise familiale? Une fois, cent fois, mille fois? J’ai tellement déçu mon père… ma décision était irrévocable.

Jusqu’au jour où, pénétrant dans son bureau, j’apprends, il y a quelques semaines à peine, qu’il a reçu une offre qu’il ne peut refuser de quelqu’un dans notre champ d’expertise. Je me revois, sortir de son bureau, bouleversée, et aller fumer en cachette une cigarette avec ma collègue Lisette pour calmer mes angoisses. Je me revois, débarquer à la maison, comme si j’étais dépossédée de tous mes biens, et sommer mon amoureux de partir en ballade. Tout ce que j’ai bâti pendant tant d’années en cohésion avec mon père allait peut-être être relégué sur la troisième tablette de gauche. Pire, j’allais avoir un patron. L’horreur. Je suis une artiste, une comète libre. Tiens, me revoilà encore artiste. Mais peut-on être autre chose qu’une artiste lorsqu’on se définit d’abord et avant tout comme tel? Y a-t-il possibilité d’une coexistence? C’était une des raisons pour lesquelles je ne voulais pas reprendre le flambeau, je me voyais gérer l’entreprise et n’avoir plus de temps pour écrire. Mais cette nuit-là, tout a changé. J’ai réalisé que je n’aurais plus de stabilité, plus de flexibilité pour mieux répondre à mes aspirations d’écrivaines. Mon entourage avait beau me l’avoir signalé, lorsque vous avez toujours considéré ce que vous avez comme un acquis, vous ne comprenez pas un centime de ce que vous allez perdre. Un peu comme ce vieux chum grincheux dont on souhaite se débarrasser et dont on ne se remémore que les bons moments une fois qu’il a foutu le camp. Dès l’aurore, quelque chose de plus grand que moi se tramait.

À mon agenda, une visite. Mon client préféré, Jean-Jacques. Lorsqu’il m’a demandé comment j’allais, j’ai éclaté en sanglots. D’habitude, c’est moi qui dispense la thérapie, pas l’inverse. Il me restait une peur à affronter et je la savais de taille. Celle de ne pas être capable. Jean-Jacques m’a servi son regard bleu azuré empreint d’une sensibilité profonde jamais exprimée jusqu’ici avant d’ajouter : Julie, je crois en toi. Tu en es capable mais tu es la seule à ne pas le savoir. Ces mots ont résonné si forts en moi que j’aurais pu les écrire en majuscules. Dans ces moments, c’est fou comme nous n’avons besoin que d’une seule tendre parole pour nous propulser. Ce matin-là, j’ai roulé à vive allure. La route fut longue pour arriver jusqu’à mon père. Une fois bien en selle dans son bureau, je lui ai communiqué mon désir, pas le sien, pas celui de mon papa mais bien le mien, et il était tellement saisi qu’il n’a eu aucune réaction!

Rien n’était gagné d’avance et pendant des semaines le suspens a duré. Lorsque vous êtes un être habitué à douter de tout, vous avez peur que ces éternités vous arrachent vos rêves. J’ai prié mes grands-parents très fort, je me suis même mise à écrire de la prose dans des cahiers la nuit! Oui, et c’est le bout qui me manquait. Les artistes sont partout. Même sur une chaîne de montage, dans un cubicule archi-laid, dans un cabinet comptable, chez le dépanneur, à l’intérieur d’une bagnole de police, chez votre épicier; les artistes sont rois et maîtres. Il n’en tient qu’à nous de s’inspirer de nos vies actives pour mettre en branle le processus créateur. Parfois, ce n’est qu’un flash, alors que je me trouve dans une usine prenant des mesures sur une machine. Comme dirait une de mes amies : Vivre, c’est écrire et pour écrire, il faut vivre! Alors qu’importe si je n’écris pas tout le temps? J’écris dans ma tête, j’enfouis dans ma mémoire des détails qui finissent par faire un amalgame, un texte en préparation, qui mijote doucement. J’ai prié mes grands-parents si forts que je les ai entendus : Ne t’en fais pas Julie, nous sommes là.



Jeune adulte, une amie m’a dit que je rachèterais la compagnie de mon père et je ne l’ai pas cru. Chaque fois que je la voyais, elle me balançait toujours ça au nez et ça m’irritait profondément. Je souhaitais lui désobéir et je n’attendais que le moment. On ne choisit pas de se lancer en affaires pour faire plaisir à son père. On le fait pour soi. Ce travail, j’avais le sentiment de ne pas l’avoir choisi. Or, je m’aperçois que je l’ai choisi consciemment et que je le choisis à nouveau année après année. Ce jour où mon amie avait raison est (enfin) arrivé. Mon père a refusé l’offre de mon futur patron pour accepter la nôtre, à moi et mon frère. C’est le premier jour de ma vie d’entrepreneure et plutôt que de me sentir coincée, je me sens libre comme l’air, libre comme une comète, même si endettée! Sur le retour, j’ai emprunté un chemin que je ne prends pas habituellement. Avant même que je ne m’en aperçoive, j’étais tout près de chez mes grands-parents. Arrivée à la hauteur de leur maison, j’ai aperçu un vieil homme occupé à pelleter les marches exiguës menant à la porte que j’ai tant de fois franchie. Comme dans le temps, mon grand-père m’a servi un de ses clins d’œil notoire. Ma poitrine s’est gonflée d’émotions, ils étaient vraiment là, avec moi, derrière moi, en moi! Merci grand-papa! Merci grand-maman! J’exécuterai ce précieux travail que vous m’avez confié avec joie, avec tout mon cœur.

Lorsque je rentrerai lundi matin, je saisirai comme à l’habitude ma tasse préférée pour me faire un café. Sur cette tasse que j’affectionne depuis des années, il est inscrit ceci : Vous êtes une étoile. Pour être une étoile, vous devez briller de votre propre lumière, suivre votre propre chemin et ne pas craindre la noirceur, car c’est alors que les étoiles brillent le plus. Je m’en souviendrai dans les moments plus sombres, juste avant le lever du soleil. Au moment de m’installer à mon bureau, en allumant mon ordinateur, mon regard frôlera cette magnifique citation d’un auteur inconnu : Je vois l’invisible, et c’est ce qui me permet de voir l’incroyable. Cette auteure, c’est moi. Ce parcours, c’est moi. Je l’endosse et je le vivrai pleinement, en ne négligeant rien et en m’amusant de tout.

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