Du bonheur des femmes


Je suis enceinte. Voilà, le mot est lâché. J’aurai bientôt 40 ans et je suis enceinte de mon premier enfant. Seule, all by myself. Depuis ce matin, je me terre dans mon fauteuil et si je le pouvais, je reculerais de quelques pages, au moment où j’ai commis la pire lubie de ma vie, cette décision prise avec beaucoup trop d’insouciance. Je suis terrorisée. J’ai l’impression de ne pouvoir échapper à mon destin car au fond, je l’ai pertinemment choisi. Mais comment vais-je faire? Il s’agit d’élever un enfant seule! Non, définitivement, tant que vous n’avez pas un hameçon dans le ventre qui vous annonce que ça a mordu, il vous est impossible de comprendre la portée du geste posé. Et même encore, je ne suis pas sûre d’avoir tout compris... Je comprendrai plus tard, comme toujours.

Je vous entends, vous dites, mais comment a-t-elle pu être assez idiote pour se faire engrosser en solo sans trop y penser? Et bien, il en a toujours été ainsi dans ma vie. Je suis de ces êtres peureux qui carburent aux émotions fortes. Autrement dit, j’aime me lancer dans une nouvelle aventure sans m’être épanchée sur le sujet. Mes pensées sont un puissant vecteur de doutes contradictoires et l’animosité qui m’étreint n’est jamais de bon augure quand vient le temps des regrets falsifiés par ma mémoire qui sublime tout pour me damner de ne pas avoir agi. Alors je me suis dit, utilisons la bonne vieille technique qui a toujours fonctionnée : « Procédons d’abord, analysons ensuite ». Sauf que présentement, je suis victime de la désinvolture de mon stratagème de fausse légèreté qui est en train de provoquer ma chute! Bref, je viens de découvrir que ma règle de conduite ne s’applique pas à tout : « Il s’agit ici d’un enfant bordel de merde! » comme dirait mon français d’ex!

Justement, voyez-vous, ça a débuté ainsi. Sébastien, mon ex-petit copain français m’a laissé pour aller bosser à Calgary. En fait, il ne m’a pas quitté, c’est moi qui ne voulais pas le suivre. Nuance. Ma vie est ici, surtout depuis que j’ai rachetée l’entreprise de mon père. Je suis devenue entrepreneure par procuration, même si je n’en ai jamais rêvé. Pas plus que je ne rêvais d’avoir un enfant seule. Oui, sacrée horloge biologique, quand tu nous tiens à minuit moins une!

Donc, voilà, je me suis mise à rêvasser de la totale, comme toutes les femmes de mon âge. Je suis devenue carriériste et je me suis dit, Julie tu peux TOUT avoir. Je n’ai pas encore trouvé de chum qui rivalise avec Sébastien, c’est pourquoi je reniflais du côté des banques de sperme, me disant qu’aujourd’hui, sa réalité, on se la crée. Tout se construit mais tout s’achète. Je me sens comme une Donald Trump au féminin (toupet et face orange en moins), aux commandes d’un « empire » que je souhaite prodigieux. Je veux tout avoir même si je n’en ai pas les moyens.

***

Quatre mois plus tôt.

Vladimirpout37 : Homme blanc moyen de type caucasien aux yeux bleus, fossettes en prime, pomme d’Adam en moins, génétique ultra-performante au groupe sanguin O, je suis prêt pour le rôle de mon existence.

Euh… Est-ce qu’il y a une photo qui vient avec ça? Un autre homonyme attire aussitôt mon attention.

Avatar67 : Canadien-franco de plus de soixante ans vivant au Yukon, propriétaire d’un Jeep, amateur de chasse et vouant un culte à la reine, prends mon sperme sinon je vais croire que j’ai raté ma vie.

Ça, c’est non. Je ne cherche pas un désespéré grand-père redneck ni même un condensé de testostérone en pâte, je cherche un père, que dis-je, un géniteur! Ça me prend un mâle sans antécédent judiciaire et avec un Q.I. de 140. La base, quoi!

Je referme mon portable. Ce n’est pas vrai que je vais choisir le futur produit de mes intentions sans savoir à qui j’ai affaire. Puis, j’ai soudainement une idée de génie… teur.
Appel Facetime avec Sébastien :
-Hey, salut! Content d’avoir de tes nouvelles.
Mon ex… Cet européen qui parle français comme Justin Trudeau dans ses plus mauvais jours (et d’autres encore pires). J’ai déjà secrètement mis la main sur son passeport juste pour m’assurer qu’il ne me contait pas de conneries lorsqu’il me disait être né à Poitiers.
-Et puis, ton idée d’avoir un enfant seule, tu en es rendue où?
-Euh… Disons que je suis dans un gros dilemme. Avoir un enfant d’un père inconnu m’indispose.
Sébastien me dévisage de ses yeux immenses, appréhendant la suite. Si seulement il n’était pas aussi vieux garçon qu’il n’est casanier! On aurait pu aller loin ensemble… mais peut-être pas jusqu’à Calgary. Hélas, c’est là-bas qu’il s’est exilé, trouvant du travail dans le pétrole de l’Alberta après avoir foiré pendant deux ans dans notre appartement, où je réside toujours.
-Je sais Julie ce que tu vas me demander, mais ce n’est pas possible.
-Oh Sébastien, je ne te demande rien, juste de m’envoyer ton sperme par Fedex et je m’occupe du reste! Pas de pension alimentaire, absolument aucune implication émotive, juste un don caritatif, je peux même t’émettre un reçu!
-Tu es folle où quoi? Ça ne marche pas comme ça!
-Sébastien, te souviens-tu que tu voulais que je te suive là-bas, que je ne travaille pas et que je te fasse deux beaux enfants dans notre bungalow à l’abri des Rocheuses en m’abreuvant aux « Feux de l’amour » via Netflix pour tromper l’ennui?
-Oui…
-Ben voilà. Là, tu aurais le meilleur des deux mondes sans lever le petit doigt… Enfin, sans lever ça mais autre chose, enfin, si tu veux, à ta guise…
-Je vais y réfléchir mais il y a peu de chances que je dise oui, tranche-t-il de son accent cassé qui me scie la poitrine en deux.
Je raccroche, l’air penaude. L’appeler n’était certes pas ma meilleure idée. Le son de sa langue, si inharmonieuse soit-elle, est incendiaire au point de me plonger dans l’inertie du passé pour quelques instants. Puis, je me rappelle à l’ordre. Ce n’est pas vrai que je vais me rabattre sur cette nostalgie des soirs de brume pour une décision que j’ai prise moi-même, en biffant savamment tous les « pour » dans la colonne des « échecs et mats » de ma vie. Et puis, merde, l’être humain n’est pas unidimensionnel... Pourtant, ça me faciliterait tellement la tâche.      
***
Trois semaines plus tard, qui n’apparaît pas à ma porte? Non pas Sébastien mais le gars de Fedex, qui me tend son appareil pour que je signe mon consentement à recevoir le fruit de notre amour révolu.
Je dépose la précieuse boîte sur son couvert désigné, sur ma table de cuisine, et je m’assois face à elle, allumant les chandelles qui nous séparent d’un élégant geste cérémonial, comme si je recevais un convive de marque pour discuter d’une affaire d’État. Ceci étant réglé, je m’adresse directement à mon invité, tout en manipulant délicatement la bordure de ma serviette de table pour me donner une contenance : « Qu’est-ce qui motive selon toi ce volte-face de la part de ton père? ». J’attends un moment en signe de formalité, puis, j’enchaîne en me penchant vers toi sur le ton de la confidence : « Je soupçonne ton père de m’aimer toujours, voilà tout. Mais comment puis-je lui en vouloir mon trésor? Tu sais, je me suis toujours dit que tant qu’on a un cœur à aimer, on peut traverser les pires épreuves sans jamais flancher, le souvenir de cet amour nous guide au point de ne jamais de se sentir abandonnés! ».
Puis, je continue de plus bel mes aveux : « Depuis la fin de mon cours secondaire, je m’imaginais faire ta connaissance à quarante ans, ni précédemment, ni plus tard. Je me disais que c’était l’âge idéal pour te mettre au monde, j’aurais tout vécu et je n’aurais donc aucune peine à m’enfermer pour les dix prochaines années. Bref, je te confie tout ça car je réalise que mon vécu se résume à m’étourdir et me distraire! Je n’ai rien à t’apprendre, cher petit colibri débordant d’amour, c’est toi qui va tout m’enseigner! Et j’ai hâte! Si tu savais comme j’ai hâte et à la fois peur! ».
Enfin, dans un élan intime spontané, je me suis mise à te caresser soigneusement dans ta petite boîte en carton, m’arrêtant bientôt d’un geste net. « C’est absurde, j’ai l’impression de caresser un emballage pizza! », me suis-je exclamée en me levant d’un bond pour desservir la table.
Et voilà comment banalement, j’ai décidé de faire un enfant.
***
Quatre jours plus tard.
Ce matin, rendez-vous à la clinique OVO. J’installe mon contenant aérien au fond d’un ziploc que j’ensevelis de quelques glaçons avant de refermer mon sac à main. Vous ne vous imaginez tout de même pas chers lecteurs que je vais m’insérer tout bonnement un cathéter dans le vestibule sans savoir si ça va fonctionner? Du vrai gaspillage et surtout, des plans pour que mon ex change d’idée avant l’envoi de son deuxième échantillon!
Je dévale l’escalier de mon immeuble. Pardon, de nos immeubles. Ici, je vis en communauté. Je ne vous en ai pas encore fait mention mais c’est une des raisons pour lesquelles je ne pouvais renoncer à mon univers. J’aime cet endroit comme on chérit un trésor qu’on ne doit qu’admirer. Je m’y sens chez moi, au milieu des miens. Les jardins Lusignan, c’est le seul endroit qui par son parfum lointain d’Orient, réussit à m’apaiser. C’est un temple en Indonésie avec ses plantes exotiques et son Bouddha beaucoup trop bedonnant qui s’évertue à prier tout au bout de notre cour, affichant béatement son sourire de gratitude éternelle. À l’intérieur de mon enceinte, la floraison côtoie les bouleaux argentés dans une ruelle verte où en plus des papillons, il m’arrive de croiser des lucioles, les soirs d’été où je ne veux pas me coucher. C’est ma retraite fermée, ma presqu’île à l’abri des tempêtes de mes faux-semblables. Nos deux immeubles datant du début du siècle dernier s’accrochent l’un à l’autre comme un jumeau à sa jumelle, leurs escaliers mitoyens et leurs fenêtres persiennes faisant acte de bras tendus vers une solidarité envolée. Même les vignes voilant ma maisonnée, tanguent au vent vers leur douce moitié au milieu d’une communauté d’âmes qui veille sur ses compatriotes sans que le mot individualisme ne franchisse le portail de nos sentiments. Au milieu de ce jardin enchanté, si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n’avez qu’à cogner à la porte de votre voisin de palier pour qu’il vous offre du beurre en cloche bien chaud, comme à l’époque où l’on ne se souciait guère de nos artères! Vite fait en descendant l’escalier surplombant la cour, j’aurais pu demander un échantillon de spermatozoïdes au passage à mon voisin Dan. Quoi de plus naturel? N’empêche, la timidité me l’a interdit.  
Sur un petit écriteau, à la frontière de mon paradis, on peut lire ceci : « Les jardins Lusignan. Qui entre ici n’en ressort jamais ».     

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